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Les enchères de la souffrance

par François Brooks

Que d'enchères pour justifier ses positions! Il me semble particulièrement odieux d'entendre toutes ces enchères sur les victimes innocentes. Les 5000 américains qui ont péri dans le World Trade Center sont comparés odieusement aux milliers d'autres victimes des pays fragiles qui meurent de faim faute d'aide alimentaire... des Américains "non fragiles". Les Américains ont toujours tort! C'est dit. Mais si le phraseur s'arrêtait deux secondes à réfléchir sur l'ignominie d'une pensée qui assoit sa position sur la justification de comparaisons inhumaines, (Comment peut comparer 10 000  15000 ou 100000 victimes pauvres à 5000 victimes Américains morts riches? N'est-on pas tous égaux devant la mort?)  si ce bien pensant avait dans sa famille, qu'elle soit Kurde, Américaine, ou Afghane un être cher, si son cœur était arraché par la souffrance d'une de ces victimes, il sentirait l'inexplicable désarroi qui l'emporte. « La misère ça ne se compare pas, ça s'additionne! » disait une écrivain à Bernard Pivot. Je dirais plutôt qu'en matière de souffrance, il n'y a ni équation ni comptabilité possible. La misère est sublime incomparable et intolérable où qu'elle se trouve.

 

Antoine de Saint-Exupéry répondait à celui qui disait « À quoi bon se donner tant de mal pour sauver une personne alors qu'elle ne représente qu'une goutte d'eau dans l'océan? », « Pour moi c'est peu de chose, répondait-il, mais pour elle, c'est l'univers entier que je sauve ».

 

L'humanisme, on ne connaît plus! Mais les équations et la comptabilité, c'est tout notre univers. On compare, on calcule, et on essaie de se justifier parce qu'on est impuissant devant des événements qui, malgré tous nos discours se passent bien de nous pour arriver!

 

Pour ma part, je n'y peux rien et je souhaite que les hommes trouvent un moyen de faire régner un Dieu meilleur. Pour le moment, je constate avec tristesse que, avec ou sans armes, l'ignominie se propage et qu'elle a toujours des prétextes de guerre, qu'elle soit épistolaire ou armée. Fermez donc votre télévision aujourd'hui, sortez dans la rue et essayez de créer un moment d'humanisme ne serait-ce que quinze minutes et vous aurez au moins échappé pour un bref moment à ce raz de marée malin qui nous recouvre présentement. Lisez les philosophes, exercez votre aptitude à conserver votre humanisme devant des gens qui s'opposent à votre pensée. Ceci sèmera peut-être autour de vous l'humanisme que vous réclamez à grands cris aux Américains!

 

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Et puis les Américains, c'est qui? Une autre belle généralisation commode? « L'Amérique, ça n'existe pas! Je le sais, j'y suis allé! », disait Alain Resnais dans son film Mon Oncle d'Amérique. Tout un chacun désigne les Américains comme si c'était quelque chose de tangible, comme si c'était quelqu'un à qui on pouvait parler et de qui on pouvait obtenir une réaction. Faut-il rappeler que les Américains sont des gens libres! Donc, par essence, multiples[1]. Ces accusateurs des américains ont un discours si semblable aux intégristes qui voudraient créer l'unité sans la diversité, ils en sont comiques. Ils ne s'en aperçoivent même pas. Ils me semblent avoir choisi l'autre camp. Mais pourquoi ne s'engagent-ils pas à combattre les Américains auprès de ceux qui les terrorisent? Cela leur donne-t-il meilleure conscience chrétienne de se tenir du côté de ceux qui leur semblent être les vrais victimes?

 

On veut le beurre et l'argent du beurre? On veut tous être libres de penser comme bon nous semble mais on veut tous que les autres pensent comme nous. Ne sommes-nous pas tous victimes quand notre pensée est l'otage des biens pensants? Au mieux, cessons donc de casser du sucre sur le dos de qui que ce soit par des généralisations odieuses et au pire, si nous avons le sentiment profond de ne pas appartenir au bon camp, ayons le courage d'en changer ouvertement et de prendre les dispositions qui s'imposent.

 

Ces discours me font penser à tous ces écologistes du dimanche qui dénoncent à qui mieux mieux le réchauffement de la planète et l'effet de serre et qui pour rien au monde ne déménageraient près de leur travail pour se débarrasser de leur automobile. Ces pauvres victimes sont partie prenante de leur malheur ; il s'y raccrochent comme à une planche de salut. Peut-être est-ce le cas d'ailleurs, comme un quêteux qui doit à son moignon sa survie pour les oboles qu'il suscite. Ne lui rendez surtout pas son bras, vous mettriez son moyen de survie en danger. Drôle de logique que celle qui permet de mieux vivre si on est plus misérable! La "victimite" a, ces temps-ci, bien meilleure presse que la responsabilité. La victime c'est nous ; les responsables, ce sont les autres. Si tous les malheurs du monde s'évanouissaient, la crise économique qui sévirait serait terrible. Plus rien de scandaleux à rapporter. L'audimat en chute libre aurait tôt fait d'envoyer les armées de journalistes au chômage. Les pubs deviendraient caduques puisque aucun malheur ne servirait plus de faire-valoir à de biens de consommations paradisiaques présentés comme exutoires à ce monde terrible (ou présenté comme tel).

 

Je ne peux pas m'empêcher d'éprouver un malaise chaque fois que la télévision nous montre une victime. Chaque fois je m'indigne en pensant, qu'il y a toute une équipe de tournage qui pensait plus important de montrer cette misère au monde que de laisser tomber leurs caméras et scripts pour aider directement les malheureux, enfreignant de ce fait l'article de la loi qui oblige assistance à une personne en danger. Pire! Ils me font complice de leur inaction puisque je deviens moi-même, en regardant leur reportage, partie prenante de ce malheur auquel je ne peux rien, loin du drame. D'ailleurs, je l'ouvre de moins en moins cette télévision conditionneuse de notre pensée qui me rend responsable chez-moi de l'inaction des autres sur place. Puis-je régler toutes les misères du monde? Et puis, cette misère est-elle bien réelle ou n'est-elle qu'une mise en scène au service de la société de consommation paradisiaque?

 

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Quand l'ennemi attaque, il faut afficher ses couleurs et se battre auprès de ceux qui ont notre allégeance, surtout quand l'ennemi est aveugle et pense que tout ce qui est Made In America est satanique. Si vous préférez sauver votre peau, affichez-vous « Made In Elsewhere of America / Fabriqué ailleurs qu'en Amérique ». D'ailleurs, c'est ce que vous faites. Grand bien vous fasse d'être Américains! Ailleurs, vous ne seriez pas libres de ce que vous pouvez penser sans devoir changer de camp.

 



[1] « L'homme du totalitarisme est UN, l'individu libre est multiple. », Alain-Gérard Slama