010622

Théorie de la lecture plurielle[1]

par François Brooks

Chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. L'ouvrage de l'écrivain n'est qu'une espèce d'instrument optique qu'il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans ce livre, il n'eut peut être pas vu en soi même.

Marcel Proust, « À la recherche du temps perdu »

 

 

Vous venez d'acheter un bouquin et vous sortez de chez votre libraire. Ce livre que vous allez lire n'existe pas encore, il n'a pas de signification structurée. Pour le moment, il n'est qu'un paquet de feuilles noircies de caractères symboliques comme le serait un livre chinois. À mesure que vous avancerez dans sa lecture, c'est vous qui allez créer cette œuvre qui n'est encore qu'une brique de feuilles tachées d'encre. Vous allez donner VOTRE signification à cet ouvrage qui est peut-être très loin de celle de l'auteur ou des autres lecteurs.

 

Chaque livre a besoin d'un lecteur pour le créer. Sans lui, il ne serait que papier et calligraphie. C'est pourquoi, après la parution d'un bouquin, l'œuvre n'appartient plus à l'auteur ; elle a sa vie propre, plurielle, aussi multiple que le nombre de lecteurs qui voudront la créer dans leur esprit... et toujours différente de celle de l'auteur. Faites l'expérience suivante : Prenez un texte et copiez-le simplement. Vous verrez comme sa signification change en l'écrivant.

 

Pire! Une nouvelle lecture du même texte apporte une vision différente. Je me souviens d'un type qui lisait toujours le même livre. On lui avait demandé s'il n'aimerait pas en lire d'autres. Il avait répondu : « Pourquoi est-ce que je lirais un autre livre? Je connais ce livre et je l'aime. Je n'en ai pas besoin d'autre. » Pour lui, chaque lecture était différente, toujours renouvelée ; lire toujours le même livre ne l'ennuyait donc pas.

 

Mais, même si nous pensons avoir une lecture variée, puisque c'est NOUS qui lisons, ne lisons-nous pas toujours à peu près le même livre? Voilà bien un paradoxe : on peut lire mille livres différents, si on y projette toujours le même regard, tous ces livres n'apporteront qu'une seule vision. Par contre, on peut lire toujours le même livre, si on y apporte notre ouverture d'esprit, ce ne sera jamais le même.

 



[1] Marianne Arnould et Jean-François Coremans, dans leur livre 100 livres en un seul, (Marabout #8504, ©1989, p.222) nous parlent du livre de Henri James, L'image dans le tapis :

Le motif dans le tapis

La comparaison entre composition littéraire et tapis d'orient renferme en elle-même toute la complexité de la démarche d'écriture. Elle traduit une intuition géniale de James qui sera à la base de la théorie contemporaine appelée lecture plurielle. Un tapis d'Orient est fait d'une multitude d'éléments qui en constituent la trame. Celle-ci sera perçue différemment suivant chacun, prenant un aspect plus chatoyant selon l'intensité de la lumière, par exemple. De même, chaque lecteur appréhende à sa manière une œuvre littéraire. Celle-ci prendra tout son sens en fonction de sa personnalité, son vécu et sa culture lui donnant un éclairage particulier. La nouvelle démontre donc que l'œuvre littéraire ne recèle pas un sens mais des sens ; tel est le secret de Hugh Vereker, dès lors intransmissible.