010620

Voir l'autre se casser le cou...

par François Brooks

Attends-moi, ti-gars

Tu vas tomber si j'suis pas là

Le plaisir de l'un

C'est d'voir l'autre se casser l'cou

                                                (Félix Leclerc, 1957)

 

Voir l'autre se casser le cou. Voilà ce qui nous plaît! Que connaît-on d'Israël? Ben... y sont en guerre permanente avec les Palestiniens et puis, récemment, dans un party de mariage, le plancher de l'édifice de la salle où ils dansaient s'est effondré. Que sait-on du Japon? Ben... dans une école, un fou est entré avec un couteau et il a poignardé des enfants et des institutrices. Que sait-on d'ici? Ben... chaque jour, on fait les manchettes avec des crimes... Il doit y avoir beaucoup de criminels ici...

 

Voilà le pain et le beurre du journaliste : meurtres, scandales, affaires de mœurs, catastrophes. Sans cela, il ne pourrait pas vendre son papier ni attirer notre attention, pense-t-il. Vous allez voir bientôt, la saga des accidents d'été va commencer...

 

Trois millions de personnes ont vécu une vie paisible mais deux se sont entretués. De qui va-t-on parler? Du meurtrier, bien entendu. Alors, dans l'esprit de trois millions de téléspectateurs, au souper, on créera une réalité meurtrière de telle sorte que toute la communauté vivra au rythme de la réalité de ces deux personnes et de ce crime. Ce zoom-in sur ce type d'événement ne leur donne-t-il pas une importance indue? Alors que cent-milles personnes ont rigolé, cent-milles autres ont fait des découvertes intéressantes et que la majorité restante a passé une journée ordinaire sans cri ni grincement de dents, comment peut-on penser que la réalité est macabre?

 

Je les plains ces journalistes qui se croient obligés de se vautrer dans la fange humaine pour gagner leur vie. Epiphane Otos, personnage d'Amélie Nothomb, dit qu'il faut être fou pour écouter ça[1]. Moi je ferme mon téléviseur. Pourtant ils cherchent à faire de l'audimat. Et ils en font puisque les commanditaires continuent de les commanditer ; ils doivent bien vendre leurs produits. Mais pas à moi. Je n'ai pas besoin d'acheter les produits mis en scène dans des paradis artificiels pour me faire croire que ce geste va contrebalancer les horreurs « véritables » de ce monde. Votre petit truc marchand, ça ne prend pas sur moi. Je sais comment me rendre heureux autrement.

 



[1] Amélie Nothomb, Attentat, Albin Michel (Le livre de poche, p. 97-98) :

« J'ensevelis les deux derniers jours de 1996 dans la télévision, pour ne pas avoir à les vivre. Il y avait des programmes atroces : on nous resservait des compilations des événements de l'année. Cadavres de petites filles, réfugiés zaïrois mourant par milliers, scandales sordides : il fallait être fou pour regarder ça. Je finissais par comprendre que je l'étais devenu. »