LES VRAIS PENSEURS 

Guy Sorman

Fayard © 1989

Monkombu Sambasiva
Swaminathan

1925 —

Généticien indien

9. Tiers-Monde — Révolution verte

Père de la « révolution verte » et homme clé dans la mise en oeuvre des techniques agricoles nouvelles en Inde. Il sera, jusqu'en 1987, directeur général de l'Institut international de recherches sur le riz (IRRI) aux Philippines. Il fut président de l'Union mondiale pour la nature, et lauréat 1987 du Prix mondial de l'alimentation.

Il n'y a pratiquement plus aujourd'hui de famine massive au sens traditionnel. Les seules famines véritables affectent des régions en guerre. Le Tiers-monde ne souffre pas de la faim, mais de la pauvreté. La carte de la famine coïncide avec celle des idéologies fausses.

De grands succès économiques ont été remportés dans le Tiers-monde au cours de ces vingt dernières années avec des techniques « occidentales ». La famine, en particulier, a pratiquement été vaincue en Inde, pays qui en fut longtemps le symbole. Cette victoire a été acquise grâce à la rencontre exceptionnelle d'une bonne politique, celle d'Indira Gandhi, et de quelques savants, notamment le Dr Swaminathan. Cet agronome discret a contribué à sauver plus de vies humaines que n'importe qui d'autre sur la planète. Norman Borlaug fut celui qui mit au point, au Mexique, les semences « miraculeuses » et les techniques agricoles dont Swaminathan s'est servi en Inde. C'est la collaboration entre ces deux hommes, entre Mexico et Delhi, qui a donné naissance à ce que l'on a appelé la « révolution verte » dans l'Asie des moussons.

Surnommé le « père de la révolution verte », Swaminathan savait que, depuis la fin des années soixante, il était techniquement possible de sortir de la famine grâce à la mise au point de nouvelles semences de riz et de blé à haut rendement. La sélection de l'I.R.36, riz qui est né par croisement, dans un tube à essais, d'espèces sauvages recueillies dans la nature, n'existait pas en 1966. Il a toutes les vertus que peut en attendre un paysan d'Asie : croissance rapide, tige courte, épi lourd, résistance aux maladies et aux intempéries. C'est l'I.R.36 qui a triplé les rendements, et grâce auquel les besoins en riz sont globalement satisfaits dans le monde. L'Inde de 1988 produit davantage de riz par habitant qu'en 1966 alors qu'elle compte cent millions d'habitants de plus.

La « révolution verte » n'a réussi que là où les conditions politiques et économiques accordées aux agriculteurs ont permis une juste rémunération de leurs efforts. Tel a été le cas au Bengale, ou au Tamil Nadu, régions de petits propriétaires et de terres irriguées. Mais pas au Bihar, occupé par de vastes exploitations à l'abandon et contrôlé par des propriétaires absents. La première condition pour échapper à la famine, c'est donc le respect de la petite propriété privée.

Le Tiers-monde ne souffre pas de la faim mais de la pauvreté, ce qui n'est pas la même chose et n'appelle pas les mêmes solutions. Il est donc particulièrement inutile, selon Swaminathan, d'acheminer des dons alimentaires vers le Tiers-monde, sauf de manière exceptionnelle, en cas de catastrophe ou de guerre. On voit bien, ajoute-t-il, comment la livraison régulière de leurs surplus peut soulager la mauvaise conscience des Européens, mais on voit moins bien en quoi elle répond à l'attente des destinataires. Bien pis, ces surplus font généralement chuter les prix dans les pays d'accueil, ce qui ruine la paysannerie locale et fait diminuer la production alimentaire. C'est seulement la création d'emplois rémunérateurs sur place, et non pas la charité à contretemps, qui fera reculer pour de bon la pauvreté et permettra aux peuples du Tiers-monde d'acquérir une alimentation convenable.

Un peuple n'entre jamais dans la voie du développement parce que des experts internationaux le contraignent à réduire les naissances et à éduquer les enfants. C'est en s'enrichissant que les paysannes d'Asie ou d'Afrique choisiront librement, par la suite, d'avoir moins d'enfants et de mieux les éduquer. C'est ce qui s'est produit dans les régions du Tiers-monde qui, depuis trente ans, ont échappé au sous-développement : Pendjab, Corée, Taïwan, Thaïlande. Ces conclusions d'un homme de terrain comme Swaminathan contredisent toutes les idées reçues des experts en chambre.

La carte de la famine, observe Swaminathan, coïncide exactement avec la diffusion des fausses idéologies. Bien des nations dont l'agriculture fut jadis prospère ont organisé elles-mêmes des politiques suicidaires. Exemples ? Le Ghana a détruit tous ses centres de recherche agronomique sous prétexte qu'ils étaient hérités de la colonisation ; il a ensuite remplacé les petites fermes traditionnelles par des exploitations géantes inspirées du modèle soviétique. Le Nigeria a sacrifié son agriculture à l'exploitation du pétrole. La Tanzanie, fascinée par le maoïsme, s'est affamée toute seule en regroupant de force les paysans dans des villages collectifs.

À l'inverse, c'est parce que l'Inde ou la Côte-d'Ivoire sont relativement démocratiques que les agriculteurs y ont obtenu une plus juste rémunération de leur production et le respect de la propriété privée. Au bout du compte, « la meilleure défense contre la famine est la liberté d'expression ». Quand la presse est bâillonnée, estime Swaminathan, les famines passent inaperçues et les dirigeants politiques peuvent se consacrer aux dépenses de prestige et d'armement. Autant que la propriété privée, c'est la liberté politique qui conditionne la lutte contre la faim.

La démocratie ne suffit pas à prémunir le Tiers-monde contre la famine ; elle conduit aussi les hommes politiques à préconiser des solutions à trop court terme. Celles-ci menacent aujourd'hui l'environnement. En Inde, la déforestation provoque des érosions d'une violence sans précédent. D'ici vingt-cinq ans, la terre qui paraissait jusqu'ici inépuisable, risque de manquer. D'où une renaissance de la famine. La « révolution verte » a donc transformé le débat sur la faim mais elle débouche sur de nouvelles incertitudes d'ordre écologique. C'est d'ailleurs à la protection de l'environnement plus qu'à l'augmentation de la production que Swaminathan consacre désormais ses activités de recherche. Il est aujourd'hui, à Delhi, président de l'Union internationale pour la conservation de la nature et de ses ressources.

Philo5
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