RENAISSANCE 

Thérèse d'Avila

 

Texte fondateur

1583

Je suis tienne

SOMMAIRE

Je suis tienne, pour toi je suis née

Sur ces paroles « Mon Bien-Aimé est à moi »

Colloque d'amour

Je suis tienne, pour toi je suis née [1]

Je suis tienne, pour toi je suis née ;
Que veux-tu faire de moi ?

Majesté souveraine,
Éternelle Sagesse,
Bonté si bonne pour mon âme,
— Toi, Dieu, Altesse, Être unique, Bonté —
Vois mon extrême bassesse,
Moi qui te chante aujourd'hui mon amour.
Que veux-tu faire de moi ?

Je suis tienne, puisque tu m'as créée,
Tienne, puisque tu m'as rachetée,
Tienne, puisque tu me supportes,
Tienne, puisque tu m'as appelée,
Tienne, puisque tu m'as attendue,
Tienne puisque je ne suis pas perdue,
Que veux-tu faire de moi ?

Que veux-tu donc, Seigneur très bon,
Que lasse un si vil serviteur ?
Quelle mission as-tu donnée
À cet esclave pécheur ?
Me voici, mon doux amour,
Doux amour, me voici
Que veux-tu faire de moi ?

Voici mon coeur,
Je le dépose dans ta main,
Avec mon corps, ma vie, mon âme,
Mes entrailles et tout mon amour ;
Doux Époux, mon Rédempteur,
Pour être tienne, je me suis offerte,
Que veux-tu faire de moi ?

Donne-moi la mort, donne-moi la vie,
La santé ou la maladie
Donne l'honneur ou le déshonneur,
La guerre ou la plus grande paix,
La faiblesse ou la pleine force,
À tout cela, je dis oui :
Que veux-tu faire de moi ?

Donne-moi richesse ou pauvreté,
Réconfort ou désolation ;
Donne-moi la joie, la tristesse,
Donne-moi l'enfer ou donne-moi le ciel,
Vie douce, soleil sans voile,
Puisque toute à toi je me rends,
Que veux-tu faire de moi ?

Si tu le veux, donne-moi l'oraison ;
Sinon, donne-moi la sécheresse ;
Si tu le veux, donne-moi abondance et dévotion,
Et sinon, la stérilité,
Ô souveraine Majesté !
En cela seul je trouve la paix.
Que veux-tu faire de moi ?

Donne-moi donc la sagesse
Ou, pour ton amour, l'ignorance ;
Donne-moi années d'abondance,
Ou de faim et de disette ;
Donne-moi ténèbres ou clarté,
Bouscule-moi de-ci de-là,
Que veux-tu faire de moi ?

Veux-tu que je me repose ?
Par amour, je veux le repos.
Si tu m'ordonnes le travail,
Je veux mourir en travaillant
Dis-moi où, comment et quand,
Dis-le-moi, doux Amour, dis-le,
Que veux-tu faire de moi ?

Donne-moi Calvaire ou Thabor,
Désert ou terre d'abondance,
Que je sois Job en sa douleur,
Jean, reposant sur ton coeur,
Que je sois vigne féconde,
Ou stérile, s'il te plaît ainsi.
Que veux-tu faire de moi ?

Que je sois Joseph enchaîné,
Ou fait gouverneur de l'Égypte,
David souffrant des tourments,
Ou David élevé très haut ;
Que je sois Jonas naufragé,
Ou bien Jonas sauvé des eaux,
Que veux-tu faire de moi ?

Que je me taise ou que je parle
Que je porte des fruits ou non ;
Que la Loi me montre ma plaie,
Ou l'Évangile, sa douceur,
Dans la peine ou dans la jouissance,
Que toi seul tu vives en moi ;
Que veux-tu faire de moi ?

Je suis tienne, pour toi je suis née
Que veux-tu faire de moi ?

Sur ces paroles « Mon Bien-Aimé est à moi » [2]

Je me suis toute livrée et donnée,
Et il se fit un tel échange
Que mon Bien-Aimé est à moi,
Et je suis à mon Bien-Aimé.

Quand le doux chasseur tira sur moi
Et me laissa tout épuisée ;
Alors dans les bras de l'amour,
Mon âme tomba et demeura.
Et reprenant nouvelle vie,
Il se fit un tel échange
Que mon Bien-Aimé est à moi,
Et je suis à mon Bien-Aimé.

Il me lança une flèche,
Trempée au venin de l'amour,
Et mon âme ne fit plus qu'un
Avec son Créateur ;
Depuis je ne veux d'autre amour
Puisqu'à mon Dieu je suis livrée.
Oui, mon Bien-Aimé est à moi,
Et je suis à mon Bien-Aimé.

Colloque d'amour [3]

Si cet amour que tu me portes.
Mon Dieu, est comme celui que je te porte,
Dis-moi où est-ce que je m'arrête ?
Et toi, où t'arrêtes-tu ?

— Âme, que veux-tu de moi ?
— Mon Dieu, rien de moins que te voir.
— Et que crains-tu le plus de toi ?
— Ce que je crains le plus : te perdre.

Une âme cachée en Dieu,
Que peut-elle désirer,
Sinon aimer, aimer encore.
Et, dans l'amour tout embrasée,
Recommencer à aimer.

Je te demande un amour qui me remplisse.
Que mon âme, ô mon Dieu, te possède !
Pour se faire un doux nid,
Tout à sa convenance.

[1] Thérèse d'Avila, Oeuvres complètes, (premier livre (Tome 1), Oeuvres), Éditions du Cerf © 1995,
pp. 1225-1229.

[2] Ibid., pp. 1229-1231.

[3] Ibid., pp. 1231-1233.

Philo5
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