STOÏCIENS 

Marc Aurèle

 

Texte fondateur

~ 176 apr. J.-C.

Pensées pour moi-même

SOMMAIRE

Accepter

Ne pas juger

Palingénésie

La philosophie

Dix préceptes à observer

Quatre erreurs à éviter

Ce qui ne dépend que de nous

Accepter [1]

Livre IV

3. On va se chercher de lointaines retraites dans les champs, sur le bord de la mer, dans les montagnes ; et toi-même aussi tu ne laisses pas que de satisfaire volontiers les mêmes désirs. Mais que tout ce soin est singulier, puisque tu peux toujours, quand tu le veux, à ton heure, trouver un asile en toi-même ! Nulle part, en effet, l'homme ne peut goûter une retraite plus sereine ni moins troublée que celle qu'il porte au dedans de son âme, surtout quand on rencontre en soi ces ressources sur lesquelles il suffit de s'appuyer un instant, pour qu'aussitôt on se sente dans la parfaite quiétude. Et par la « quiétude », je n'entends pas autre chose qu'une entière soumission à la règle et à la loi. [...]

23. Ô monde, tout me convient de ce qui peut convenir à ton harmonie ; rien n'est pour moi prématuré ni tardif de ce qui, pour toi, vient à son temps. Tout est fruit pour moi, ô nature, de ce que produisent les saisons fixées par toi. Tout vient de toi, tout vit en toi, tout retourne en toi. Dans la tragédie, un personnage s'écrie : « Ô douce cité de Cécrops ! » Et toi, ne t'écrierais-tu pas : « Ô douce cité de Jupiter ! »

49. Se rendre ferme comme le roc que les vagues ne cessent de battre. Il demeure immobile, et l'écume de l'onde tourbillonne à ses pieds. — « Ah ! quel malheur pour moi, dis-tu, que cet accident me soit arrivé ! » — Tu te trompes ; et il faut dire : « Je suis bien heureux, malgré ce qui m'arrive, de rester à l'abri de tout chagrin, ne me sentant, ni blessé par le présent, ni anxieux de l'avenir ». Cet accident en effet pouvait arriver à tout le monde ; mais tout le monde n'aurait pas reçu le coup avec la même impassibilité que toi. Pourquoi donc tel événement passe-t-il pour un malheur plutôt que tel autre pour un bonheur ? Mais peux-tu réellement appeler un malheur pour l'homme ce qui ne fait point déchoir en quoi que ce soit la nature de l'homme ? Or, crois-tu qu'il y ait une vraie déchéance de la nature humaine, là où il n'est rien qui soit contraire au voeu de cette nature ? Et quoi ! tu connais précisément ce qu'est ce voeu ; et tu croirais que cet accident qui t'arrive peut t'empêcher d'être juste, magnanime, sage, réfléchi, circonspect, sincère, modeste, libre, et d'avoir toutes ces autres qualités qui suffisent pour que la nature de l'homme conserve tous ses caractères propres ! Quant au reste, souviens-toi, dans toute circonstance qui peut provoquer ta tristesse, de recourir à cette utile maxime : « Non seulement l'accident qui m'est survenu n'est point un malheur ; mais de plus, c'est un bonheur véritable, si je sais le supporter avec un généreux courage ».

Livre V

8. On dit en parlant d'un malade : « Esculape lui a prescrit l'exercice du cheval, l'usage des bains froids, la marche à pieds nus ». On peut dire tout à fait de même : « La nature universelle a prescrit pour tel homme la maladie, la mutilation d'un membre, la perte des êtres les plus chers, ou telle autre épreuve non moins pénible. » Et quand je dis « Prescrit », cela signifie, d'une part, que le médecin a ordonné ses remèdes en vue de la santé, et d'autre part, que tout ce qui arrive à chacun de nous est également ordonné pour nous conformément au destin. Et encore, lorsque nous disons que tout est arrangé pour nous, c'est au sens où les ouvriers le disent des pierres carrées des murs et des pyramides, qui s'arrangent entre elles et s'encastrent régulièrement, selon la disposition qu'on leur donne. Dans la totalité des choses, il n'y a qu'une seule et unique harmonie. Et de même que l'univers, qui est le corps immense que nous voyons, est rempli et se compose de tous les corps particuliers, de même, le destin, qui est la cause que nous savons, se compose de toutes les causes particulières. L'opinion que j'exprime ici est aussi celle des gens les plus simples ; car on entend dire à tout moment : « C'était là son sort ». Oui, certes ; c'était bien le sort qui lui était réservé ; c'était bien là ce qui avait été réglé pour lui dans l'ensemble des choses.

Ainsi donc, acceptons tout cela comme nous acceptons les remèdes qu'Esculape nous ordonne. Bien souvent ses prescriptions nous sont douloureuses ; mais nous les agréons dans l'espérance d'y retrouver la santé, que nous avons perdue. Considère l'accomplissement des décrets de la commune nature et le but auquel ils concourent, à peu près comme tu considères ta propre santé. Aime également tout ce qui t'arrive dans la vie, quelque dure que l'épreuve puisse te paraître, parce que tout cela conduit à un résultat qui est la santé du monde, et que tout cela facilite les voies de Jupiter et l'heureuse exécution de ses desseins. Il n'eût point rendu ce décret pour aucun de nous, si ce décret n'avait point importé à l'ensemble des choses ; car la nature ne fait jamais rien qui s'égare, et qui ne concorde pas avec le plan général qu'elle s'est prescrit.

Voilà donc deux raisons pour aimer tout ce qui t'arrive. La première, c'est que la chose a été faite pour toi, que pour toi, spécialement, elle a été disposée dans l'ensemble, et qu'elle a avec toi ces rapports précis, venus de haut et se rattachant, dans la trame universelle, aux causes les plus saintes. La seconde, c'est que, pour Celui qui gouverne l'univers, ce qui arrive à chacun des êtres en particulier concourt au succès de ses démarches, à l'accomplissement de ses décrets et à la durée même des choses. C'est mutiler le tout que de retrancher quoi que ce soit de son enchaînement et de sa continuité, dans les causes qui le forment, aussi bien que dans les parties qui le composent. Or c'est te retrancher toi-même de ce tout, autant qu'il dépend de toi, que de te révolter contre ses lois ; et en quelque façon, c'est le détruire.

Livre VII

56. Il faut vivre, en te conformant à ta nature, ce qui te reste encore de vie, comme si déjà tu étais mort, comme si ta vie ne devait pas dépasser cet instant.

57. Aime uniquement ce qui t'arrive, le sort que t'a fait la destinée. Qu'y a-t-il en effet de plus convenable ?

59. Regarde au dedans de toi ; c'est au dedans qu'est la source du bien, laquelle peut s'épancher à jamais, si tu sais à jamais la creuser et l'approfondir.

61. L'art de la vie se rapproche de l'art de la lutte, bien plus que de celui de la danse, puisqu'il y faut toujours être prêt, et inébranlable, à tous les accidents qui peuvent survenir et qu'on ne saurait prévoir.

69. La perfection de la conduite consiste à employer chaque jour que nous vivons comme si c'était le dernier, et à n'avoir jamais ni impatience, ni langueur, ni fausseté.

Livre VIII

59. Les hommes sont faits évidemment les uns pour les autres. Ainsi, éclaire-les, ou sache au moins les supporter.

61. Il faut entrer dans l'esprit des autres, et toujours permettre aux autres d'entrer aussi dans ton esprit.

Ne pas juger [2]

Livre IV

39. Ton mal ne peut jamais être dans l'âme d'un autre, pas plus qu'il n'est dans les variations ou le changement de ton enveloppe matérielle. Où peut donc être réellement ton mal ? Là où est aussi pour toi la faculté qui juge des biens et des maux. Que cette faculté s'abstienne de juger ; et alors tout est bien. Que ton pauvre corps, qui est ton voisin le plus proche, soit mutilé, brûlé, couvert d'ulcères et de plaies qui le dévorent, la partie qui, en toi, juge de tout cela doit garder néanmoins la paix la plus profonde, c'est-à-dire qu'elle doit toujours penser qu'il n'y a ni mal ni bien dans tous ces accidents, qui peuvent frapper également les méchants et les bons ; car il faut se dire que tout ce qui peut indifféremment atteindre celui-là même qui vit selon la nature, n'est ni selon la nature, ni contre ses lois.

Livre V

26. Que la partie de ton âme qui te conduit et te gouverne demeure inaccessible à toute émotion de la chair, agréable ou pénible. Qu'elle ne se confonde pas avec la matière à laquelle elle est jointe ; qu'elle se circonscrive elle-même ; et qu'elle relègue dans les organes matériels ces séductions qui pourraient l'égarer. Mais lorsque, par suite d'une sympathie d'origine étrangère, ces séductions arrivent jusqu'à la pensée, grâce au corps qui est uni à l'âme, il ne faut pas essayer de lutter contre la sensation, puisqu'elle est toute naturelle ; seulement, le principe qui nous gouverne ne doit point y ajouter de son chef cette idée qu'il y ait là ni un bien ni un mal.

Livre VII

68. Il faut savoir, à l'abri de toute violence, conserver la paix la plus profonde de son coeur, quand bien même le genre humain tout entier nous poursuivrait de ses vaines clameurs, et que la dent des bêtes féroces mettrait en pièces les membres de cette masse de chair dont nous sommes enveloppés. Qui peut, en effet, dans toutes ces conjonctures, empêcher l'âme de se maintenir en un calme absolu, d'abord si elle porte un jugement vrai sur les circonstances où elle se trouve, et ensuite, si elle sait user comme il convient de ces épreuves ? Alors, le Jugement dit à l'Accident qui survient : — « Voilà ce que tu es essentiellement, bien qu'on se fasse de toi une opinion toute différente. — L'Usage dit à l'Épreuve, qu'on subit : — Précisément, je te cherchais ; car pour moi, le fait présent doit toujours être matière à exercer la vertu de la raison et les qualités sociables ; c'est-à-dire, l'ensemble de cet art qui se rapporte à l'homme ou à Dieu ». Ainsi donc, tout événement, de quelque façon qu'il survienne, me rattache à Dieu ou à l'homme, comme un membre de la famille ; et cet événement ne peut causer ni surprise, ni difficulté, puisqu'il est à l'avance bien connu, et qu'il facilite l'oeuvre commune.

Livre VIII

40. Si tu supprimes ton opinion sur l'objet qui semble te causer tant de douleur, te voilà, toi, dans la plus immuable sécurité. — Mais qui, Toi ? — Toi, c'est la raison. — Mais je ne suis pas raison. — Deviens-le. Que la raison ne s'inflige donc pas à elle-même une douleur inutile ; et si, par hasard, il y a encore en toi quelque chose qui ne va pas bien, que ce quelque chose se fasse à soi-même une opinion sur ce qu'il souffre.

Palingénésie [3]

Livre V

13. Deux éléments forment mon être, constitué comme il l'est : ce sont la cause et la matière. Ni l'un ni l'autre de ces principes ne peut se perdre dans le néant ; car ce n'est pas du néant qu'ils sont sortis. Ainsi, chacune des parties qui me composent se convertira, par le changement, en une partie de l'univers. Celle-là se changera encore en une partie différente ; et ainsi de suite à l'infini. C'est précisément un changement de cet ordre qui m'a fait être ce que je suis, qui a produit également nos parents, et qui se poursuit indéfiniment aussi loin qu'on veuille remonter. C'est là une vérité incontestable ; ce qui n'empêche pas que le monde ne soit soumis dans son organisation à des révolutions périodiques et régulières.

Livre IX

28. Les choses de ce monde roulent toujours, en haut, en bas, dans le même cercle, qu'elles parcourent perpétuellement d'âge en âge. Ou bien, l'intelligence universelle s'occupe de chacune d'elles spécialement ; et alors, si cela est, tu dois adorer ce qu'elle a réglé elle-même ; ou bien, elle s'est contentée de donner une première impulsion, à laquelle toutes choses obéissent les unes à la suite des autres ; ou bien enfin, il n'y a que des atomes, c'est-à-dire des indivisibles. En un mot, Dieu existe, et dès lors tout est bien. Si tout va au hasard, toi du moins tu n'y es pas soumis. Bientôt la terre nous aura tous cachés dans son sein ; puis, elle-même changera comme nous ; ce qui succédera changera encore à l'infini, et ce changement sera éternel. Aussi, en considérant ces flots accumulés de révolutions et la rapidité de ces vicissitudes incessantes, on se sentira pris, pour tout ce qui est mortel, d'un bien profond dédain.

La philosophie [4]

Livre II

17. Le temps que dure la vie de l'homme n'est qu'un point ; son être est dans un perpétuel écoulement ; ses sensations ne sont que ténèbres. Son corps composé de tant d'éléments est la proie facile de la corruption ; son âme est un ouragan ; son destin est une énigme obscure ; sa gloire un non-sens. En un mot, tout ce qui regarde le corps est un fleuve qui s'écoule ; tout ce qui regarde l'âme n'est que songe et vanité ; la vie est un combat, et le voyage d'un étranger ; et la seule renommée qui nous attende après nous, c'est l'oubli. Qui peut donc nous diriger au milieu de tant d'écueils ? Il n'y a qu'un seul guide, un seul, c'est la philosophie. Et la philosophie, c'est de faire en sorte que le génie qui est en nous reste pur de toute tache et de tout dommage, plus fort que les plaisirs ou les souffrances, n'agissant en quoi que ce soit ni à la légère, ni avec fausseté ou dissimulation, sans aucun besoin de savoir ce qu'un autre fait ou ne fait pas, acceptant les événements de tout ordre et le sort qui lui échoit, comme une émanation de la source d'où il vient lui-même, et par-dessus tout, attendant, d'une humeur douce et sereine, la mort, qu'il prend pour la simple dissolution des éléments dont tout être est composé. Or si, pour les éléments eux-mêmes, ce n'est point un mal quelconque que de changer perpétuellement les uns dans les autres, pourquoi regarder d'un mauvais oeil le changement et la dissolution de toutes choses ? Ce changement est conforme aux lois de la nature ; et dans ce que fait la nature, il n'y a jamais rien de mal.

Dix préceptes à observer [5]

Livre XI

18. Premièrement. Quelle est ma position à l'égard des autres hommes ? Nous sommes faits certainement les uns pour les autres ; mais, sous un autre rapport, je suis né pour être à leur tête, comme le bélier est à la tête des moutons, et le taureau à la tête de son troupeau. Pars encore de ce principe plus élevé que, si ce ne sont pas les atomes qui gouvernent l'univers, c'est la nature ; ce principe admis, il en résulte que les êtres inférieurs sont faits pour les êtres supérieurs, et que ces derniers sont faits réciproquement les uns pour les autres.

Secondement. Examine ce que sont les hommes dans tous les détails de la vie, à table, au lit, etc. Rends-toi compte surtout des nécessités que leur imposent certaines idées, et vois avec quel orgueil ils font tout cela.

Troisièmement. Dis-toi toujours que, si les hommes se conduisent bien, il n'y a point apparemment à leur en vouloir, et que, s'ils se conduisent mal, il est clair qu'ils le font sans intention et par pure ignorance ; car, de même qu'il n'est pas une âme qui se prive de la vérité autrement que contre son propre gré, de même il n'en est pas non plus qui se prive volontairement de traiter chacun selon son mérite. C'est là ce qui fait que les gens se révoltent quand on les traite d'injustes, d'ingrats, d'avares, en un mot, quand on leur reproche quelque méfait à l'égard de leur prochain.

Quatrièmement. Il faut bien t'avouer aussi que tu n'as pas laissé de commettre personnellement des fautes nombreuses ; que, sous ce rapport, tu ressembles au reste des hommes, et que, si tu évites des fautes d'un certain genre, tu n'en as pas moins la disposition qui les fait commettre, ne t'abstenant souvent de délits pareils que par lâcheté, par crainte de l'opinion, ou par suite de toute autre faiblesse qui ne vaut pas mieux.

Cinquièmement. Tu ne sais même pas très précisément si les gens sont en faute ; car il y a une foule d'actes qui se font par de très bons motifs ; et, en général, on doit prendre bien des informations avant de pouvoir rien dire de fondé sur la conduite des autres.

Sixièmement. Te répéter, quand tu ressens une colère ou une souffrance trop vive, que la vie de l'homme ne dure qu'un instant, et que, dans quelques jours, nous serons tous dans la tombe.

Septièmement. Que ce ne sont pas, à vrai dire, les actes des hommes qui nous choquent, puisque ces actes ne sont réellement que dans leur esprit, mais que, ce qui nous émeut, ce sont les idées que le nôtre s'en fait. Supprime donc ces idées ; veuille effacer le jugement qui attachait tant de gravité à la chose dont tu te plains ; et, du même coup, voilà ta colère partie. Mais comment supprimer cette idée ? En te disant, après réflexion, qu'il n'y a pas là pour toi la moindre honte ; et que, s'il y avait autre chose que le mal de honteux dans le monde, tu aurais nécessairement commis toi-même bien des crimes, et que tu serais une sorte de brigand, couvert de tous les méfaits.

Huitièmement. Combien les emportements et la douleur que nous ressentons à l'occasion de ces actes sont plus pénibles que ne le sont ces actes eux-mêmes, qui nous causent tant de dépit et tant de peine.

Neuvièmement. Que la bonté est chose invincible, pourvu qu'elle soit réelle, et qu'elle ne soit ni fardée ni fausse. Que peut faire le plus violent des hommes, si tu conserves toute ta bonté à son égard ; si, dans l'occasion, tu l'avertis doucement, et, qu'au moment même où il essaie de te faire du mal, tu lui adresses sans te fâcher cette leçon : « Ne fais pas cela, mon ami ; la nature veut de nous tout autre chose. Ce n'est point à moi que tu feras tort ; c'est à toi seul, mon ami ? » Puis, montre-lui, par une comparaison frappante et toute générale, qu'il en est bien comme tu le dis, et que les animaux mêmes qui vivent en société, comme les abeilles, ne font pas ce qu'il se permet. En lui donnant ce conseil, n'aie dans ton coeur aucun sentiment d'ironie ou d'insulte ; agis avec une affection véritable et sans la moindre rancune, sans prendre le ton d'un pédagogue à l'école, et sans chercher à briller aux yeux des assistants ; mais ne parle qu'à lui seul, lors même que d'autres personnes seraient présentes à l'explication.

N'oublie jamais ces neuf points essentiels ; regarde-les comme autant de présents des Muses. Commence enfin à être homme, et reste-le jusqu'à la fin de tes jours. Mais si tu te gardes de t'emporter contre tes semblables, aie un soin égal de ne pas les flatter. Ces défauts sont tous les deux contraires au bien de la communauté, et aussi nuisibles l'un que l'autre. Quand on va se mettre en colère, il faut se dire que l'emportement n'est pas digne d'un homme, et que la douceur et la bonté, de même qu'elles sont plus humaines, sont en même temps plus viriles ; que ce sont elles qui témoignent de la force, de la vigueur et du courage, et que ce ne sont pas du tout la colère et la mauvaise humeur ; car, plus l'attitude se rapproche de l'impassibilité, plus elle se rapproche aussi de la force. Si la douleur est un signe de faiblesse, la colère en est un signe non moins certain. Dans les deux cas, on est blessé et l'on se rend à l'ennemi.

Si tu le veux bien, reçois, de la main du chef des Muses, un dixième présent que voici : C'est que prétendre empêcher le mal que font les méchants est une folie, car c'est désirer l'impossible. Mais leur concéder de faire du mal aux autres, et prétendre qu'ils ne vous en feront pas à vous-même, c'est un acte déraisonnable qui ne va qu'à un tyran.

Quatre erreurs à éviter [6]

Livre XI

19. Voici quatre erreurs de ton guide, de ta raison, contre lesquelles tu dois surtout te prémunir par une vigilance constante, et que tu dois effacer en toi, dès que tu les surprends, en te faisant les objections suivantes : « L'idée que j'ai en ce moment n'est pas indispensable ; l'acte que je vais faire est de nature à relâcher les liens de la communauté ; ce que je vais dire n'est pas ma pensée ». Regarde, en effet, comme une des plus énormes fautes de parler contre ta conscience. Enfin, une quatrième erreur, que tu peux avoir à te reprocher, c'est que l'acte dont il s'agit soit le fait d'un homme qui se laisse vaincre, et qui soumet lâchement la plus divine partie de son être à la portion la moins précieuse, à la portion mortelle de son corps, et aux voluptés grossières que le corps exige.

Ce qui ne dépend que de nous [7]

Livre VI

41. Quand pour des choses qui ne relèvent pas de ta libre préférence, tu t'imagines qu'elles sont ou un bien ou un mal pour toi, il faut nécessairement, lorsque ce mal vient à te frapper ou lorsque ce bien t'échappe, que tu t'en prennes aux dieux, ou que tu détestes les hommes, qui sont les auteurs réels, ou que tu soupçonnes d'être les auteurs, de tes mécomptes ou de ta souffrance. Dans tout cela, nous ne sommes si souvent injustes qu'à cause de l'importance que nous y attachons. Si les choses qui ne dépendent que de nous étaient les seules qui nous parussent bonnes ou mauvaises, il ne nous resterait plus le moindre prétexte, ni d'accuser Dieu, ni de faire à l'homme la guerre acharnée d'un ennemi.

Livre VII

14. Que du dehors advienne tout ce qu'il voudra, dans ces portions de mon être qui peuvent ressentir ces sortes d'accidents ; ce qui en moi souffrira pourra se plaindre, s'il le trouve bon. Mais quant à moi, si je ne pense pas que ce qui m'arrive soit un mal, je n'en suis pas encore atteint ; or il m'est toujours possible de concevoir cette pensée.

Livre VIII

48. Souviens-toi bien que le principe qui nous gouverne est absolument invincible, quand, replié sur lui-même, il se contente d'être ce qu'il est, pouvant ne pas faire ce qu'il ne veut point, en supposant même que sa résistance ne soit pas raisonnable. Que sera-ce donc quand il a la raison pour lui, et qu'il ne juge d'un objet qu'après l'avoir examiné attentivement ? C'est là ce qui fait qu'une âme libre des passions est une véritable forteresse, et l'homme n'a pas de rempart plus fort, où il puisse se réfugier et se mettre pour jamais à l'abri de toute attaque. Ne pas voir cela, c'est être aveugle ; et quand on voit cet asile, et qu'on ne s'y réfugie pas, on est bien malheureux.

49. Ne t'en dis jamais à toi-même sur les choses plus que ne l'en annoncent les premières impressions. On t'apprend qu'un tel dit du mal de toi ; soit, mais on ne t'apprend pas que tu en sois blessé. Je vois que mon enfant est malade ; oui, je le vois ; mais ce que je ne vois pas, c'est qu'il soit en danger. Sache donc toujours rester ainsi sur les impressions premières ; n'y ajoute rien de ton propre fonds ; et, de cette façon, elles ne sont rien. Ou plutôt ajoutes-y, mais en homme qui connaît de reste tous les accidents dont ce monde est le théâtre.

Livre IX

16. Pour l'être raisonnable qui vit en société, le mal, ainsi que le bien, ne consiste pas dans ce qu'il pense, mais dans ce qu'il fait. C'est comme la vertu et le vice, qui, pour lui, ne consistent pas davantage dans la pensée, mais dans l'action.

Livre XII

4. Bien souvent je me suis demandé, non sans surprise, comment il se peut que chacun de nous, tout en se préférant au reste des êtres, fasse pourtant moins de cas de sa propre opinion sur lui-même que de l'opinion des autres. Si un Dieu veillant sur nous, ou un maître plein de sagesse, nous prescrivait de ne concevoir aucune pensée, de ne faire aucune réflexion sans l'exprimer à l'instant même où nous l'aurions dans l'esprit, nous serions incapables de supporter cette contrainte un seul jour. Tant il est vrai que nous respectons l'opinion que les autres se font de nous, bien plutôt que l'opinion que nous en avons nous-mêmes !

[1] Marc Aurèle, Pensées à moi-même, Frémeaux & Associés © 2007, CD1 (13), lecture Jacques Gamblin.
Marc Aurèle, Pensées pour moi-même (~176), Librairie Germer-Baillière et Cie, Paris 1876, traduction J. Barthélémy Saint-Hilaire.
(Sauf Livre VII, 56 et 57 : Pensées, in les Stoïciens, traduction de Bréhier, P.U.F., extrait de Denis Huisman et Marie-Agnès Malfray, Les pages les plus célèbres de la philosophie occidentale de Socrate à nos jours, Perrin © 1989-2000, p. 87.)

[2] Ibid.
Extrait de Marc Aurèle, Pensées pour moi-même (~176), Librairie Germer-Baillière et Cie, Paris 1876, traduction J. Barthélémy Saint-Hilaire.

[3] Ibid.
Extrait de Ibid.

[4] Ibid.
Extrait de Ibid.

[5] Ibid.
Extrait audio Ibid., CD2 (43-46).
Extrait de Ibid.

[6] Ibid.
Extrait audio Ibid., CD2 (47).
Extrait de Ibid.

[7] Ibid.
Extrait de Ibid.
Extrait audio Ibid., CD2 (51).

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