EXISTENTIALISME 

Kierkegaard

 

Texte fondateur

1843-1849

Exister

SOMMAIRE

Existence ; Réalité [Insuffisance de l'abstraction]

Les trois sphères d'existence

Ou bien... ou bien...

Équilibre entre l'esthétique et l'éthique

Crainte et tremblement

Éloge d'Abraham

Problemata — Effusion préliminaire

Problème I — Y a-t-il suspension téléologique de l'éthique ?

Problème II — Y a-t-il un devoir absolu envers Dieu ? [Héros tragique et Chevalier de la foi]

La répétition

[Espoir, ressouvenir et répétition]

[La répétition en tant que nouveauté]

Traité du désespoir

[Le moi : rapport désespéré à lui-même (boucle)]

Désespoir virtuel et désespoir réel

Le désespoir est la « maladie mortelle »

Diapsalmata

Discours d'un extatique

[Le bouffon]

[Contradictions sur le sens de la vie]

[Le rire, choix suprême]

La foule c'est le mensonge (dédicace « à l'individu »)

Le paradoxe absolu - Une chimère métaphysique [Existence de Dieu]

Existence ; Réalité[1]
[Insuffisance de l'abstraction]

Dans la langue de l'abstraction, ce qui constitue la difficulté de l'existence et de l'existant, bien loin d'être éclairci, n'apparaît à vrai dire, jamais ; justement parce que la pensée abstraite est sub specie aeterni [sous forme éternelle], elle fait abstraction du concret, du temporel, du devenir de l'existence, de la détresse de l'homme, posé dans l'existence par un assemblage d'éternel et de temporel. Si maintenant on veut admettre que la pensée abstraite est la plus haute, il s'ensuit que la science et les penseurs sortent fièrement de l'existence et ne nous laissent à nous autres hommes que le pire à supporter. Oui, il en résulte aussi quelque chose pour le penseur abstrait lui-même, à savoir qu'étant aussi après tout un homme existant, il doit être distrait de telle ou telle manière.

L'embarras de la pensée abstraite se montre précisément dans toutes les questions d'existence, où l'abstraction escamote la difficulté et la met de côté, puis se vante de tout expliquer. Elle explique même l'immortalité, et, voyez, cela va tout à fait bien en ce que immortalité devient identique à l'éternité, cette éternité qui est essentiellement le plan de la pensée. Quant à savoir si un individu existant est immortel, ce qui est justement la difficulté, la pensée abstraite ne s'en soucie pas. Elle est désintéressée, mais la difficulté de l'existence consiste en l'intérêt infini que porte à l'existence celui qui existe. La pensée abstraite m'aide donc à obtenir l'immortalité en ce qu'elle me met à mort en tant qu'individu séparé, et, ensuite, me fait immortel. Elle me vient donc en aide à peu près comme le Docteur de Holberg [La chambre de l'accouchée, acte III, scène V] qui avec sa médecine prenait la vie à son patient — mais aussi chassait la fièvre. Si donc on considère un penseur abstrait qui ne veut pas se tirer au clair et s'avouer à lui-même comment se comporte sa pensée abstraite à l'égard du fait qu'il est un homme existant, il fait, même s'il est très fort, une impression comique, car il est sur le point de cesser d'être un homme. Tandis qu'un homme véritable, synthèse de fini et d'infini, a justement sa réalité dans le maintien de cette synthèse et a un intérêt infini dans l'existence, un tel penseur abstrait est au contraire un être double : d'une part un être fantastique qui vit dans la pure abstraction, et de l'autre une parfois triste figure de professeur qui est mis de côté par cet être abstrait, comme on met sa canne dans un coin. Quand on lit la biographie d'un tel homme (car ses écrits peuvent être remarquables), on a parfois le frisson à la pensée de ce que c'est pourtant que d'être un homme. Qu'une dentellière fasse les plus ravissantes dentelles, il est pourtant triste de penser à cette misérable personne, et, de même, comique est l'effet produit par la vue d'un penseur qui, malgré toute sa prétention, a une existence personnelle de pauvre diable, qui se marie sans doute, mais ne connaît ni ne sent la puissance de l'amour, dont le mariage est donc aussi impersonnel que la pensée, dont la vie personnelle s'écoule sans passion et sans luttes pathétiques, et qui, en bon philistin, ne s'occupe que de savoir quelle est l'université qui offre le meilleur traitement. [...]

[...] il y a quelque chose de vrai pour un existant qui ne l'est pas dans l'abstraction, et il est de même éthiquement vrai que l'être pur est une fantasmagorie [...]

Penser l'existence abstraitement et sub specie aeterni [sous forme éternelle] signifie la supprimer essentiellement, et est analogue au mérite publié à son de trompe qui a consisté à supprimer le principe de contradiction. L'existence ne peut être pensée sans mouvement et le mouvement ne peut être pensé sub specie aeterni. Laisser de côté le mouvement n'est pas précisément un coup de maître, et l'introduire comme passage dans la logique, et avec lui le temps et l'espace, ne fait que causer une nouvelle confusion. Dans la mesure cependant où toute pensée est éternelle, il y a une difficulté pour l'existant. Il en est de l'existence comme du mouvement : il est très difficile d'avoir affaire à elle. Si je les pense je les abolis, et je ne les pense donc pas. Ainsi il pourrait sembler correct de dire qu'il y a quelque chose qui ne se laisse pas penser : l'existence. Mais alors la difficulté subsiste que, du fait que celui qui pense existe, l'existence se trouve posée en même temps que la pensée.

Parce que la philosophie grecque n'était pas distraite, le mouvement n'a jamais cessé d'être le sujet de ses efforts dialectiques. Le philosophe grec était un homme existant et ne l'oubliait pas. C'est pourquoi il avait recours au suicide ou à la mort au sens pythagoricien [Platon, Phédon] ou au sens socratique pour pouvoir penser. Il était conscient d'être pensant, mais était aussi conscient du fait que l'existence comme milieu était ce qui ne cessait de l'empêcher de penser continûment, parce qu'elle le mettait toujours dans le devenir. Afin donc de pouvoir penser en vérité, il se suicidait. La philosophie moderne sourit avec hauteur de pareils enfantillages, comme si chaque penseur moderne qui sait que la pensée et l'être sont une seule chose ne savait pas en même temps avec tout autant de certitude que cela ne vaut pas la peine d'être ce qu'il pense.

[...] Mais voyez, la pensée pure est une chimère pour un homme existant, si on doit pouvoir exister dans la vérité. Devoir exister sous la conduite de la pensée pure est comme si on avait à voyager au Danemark avec une petite carte de toute l'Europe sur laquelle le Danemark n'est pas plus grand qu'une plume d'acier — oui, c'est encore plus impossible. L'admiration du jeune homme, son enthousiasme, sa confiance illimitée en Hegel, est justement la satire de Hegel. On s'en serait aperçu depuis longtemps si la pensée pure ne se soutenait pas à l'aide d'une opinion qui en impose aux gens, de telle sorte qu'ils n'osent que dire qu'elle est remarquable et qu'ils l'ont comprise — bien que ceci soit pourtant en un certain sens impossible, puisque personne ne peut être amené par cette philosophie à se comprendre soi-même, ce qui est bien pourtant une condition absolue pour toute autre compréhension. [...]

[...] Exister, si l'on n'entend pas par là un simulacre d'existence, ne se peut faire sans passion. [...]

[...] Ainsi en va-t-il à notre époque pour la plupart des hommes, parmi lesquels on entend si rarement quelqu'un parler comme s'il était conscient d'être un homme individuel existant. Presque tout le monde vaticine panthéistiquement en parlant de millions d'hommes, d'État et du développement historico-mondial de l'humanité. Mais pour un homme existant l'anticipation passionnée de l'éternel n'est pourtant pas la continuité absolue, mais la possibilité de se rapprocher de l'unique vérité qu'il y a pour un homme existant. On en revient par là à ma thèse que la subjectivité est la vérité, car la vérité objective équivaut pour un homme existant à l'éternité de l'abstraction.

[...] Ce qu'est la réalité ne se laisse pas exprimer dans le langage de l'abstraction.

[...]

Pour toute réalité en dehors de moi, il est vrai que je ne peux la saisir qu'en la pensant. Si je devais me l'approprier réellement, il faudrait que je me transformasse en l'autre, celui qui la fait, il faudrait que de cette réalité étrangère je fisse la mienne propre, ce qui est une impossibilité. Si, en effet, je fais d'une réalité étrangère la mienne propre, cela ne signifie pas que, du fait que j'en ai connaissance, je deviens l'autre, mais cela signifie une nouvelle réalité qui m'appartient, en tant que je suis différent de l'autre.

Les trois sphères d'existence[2]

Il existe trois sphères d'existence : les sphères esthétique, éthique et religieuse. La métaphysique est l'abstraction, et il n'y a personne qui existe métaphysiquement. La métaphysique, ou l'ontologie, est, mais n'existe pas, car quand elle existe, elle se trouve dans l'esthétique, dans l'éthique et dans le religieux, et, quand elle est, elle est l'abstraction de l'esthétique, de l'éthique et du religieux ou elle est un prius pour ceux-ci. La sphère éthique n'est qu'une sphère de transition, et c'est pourquoi son expression suprême est le repentir en tant qu'action négative. La sphère esthétique est celle de l'immédiateté, la sphère éthique celle de l'exigence, exigence tellement infinie que l'individu fait toujours faillite, la sphère religieuse est celle de l'accomplissement, mais non pas, bien entendu, de l'accomplissement qui consiste à remplir d'or une canne creusée ou un sac, car le repentir a précisément fait infiniment de place, d'où cette contradiction religieuse : se trouver sur 70.000 brasses d'eau et tout de même être heureux en même temps.

Ou bien... ou bien...

Équilibre entre l'esthétique et l'éthique[3]

Mon ami ! Je répète ce que je t'ai dit si souvent, ou plutôt, je te le crie : ou bien — ou bien ; aut — aut ; un seul aut qui intervient pour corriger ne tire pas l'affaire au clair, car notre sujet est trop important pour qu'on puisse se contenter d'une de ses parties, et trop consistant en lui-même pour pouvoir être possédé partiellement. Il y a des circonstances dans la vie auxquelles il serait absurde ou même fou d'appliquer une alternative, un « ou bien — ou bien » ; mais on trouve aussi des gens dont l'âme est trop dissolue pour comprendre ce que signifie un tel dilemme et dont la personnalité est privée de l'énergie nécessaire pour dire avec passion : « ou bien — ou bien ». Ces mots ont toujours fait une grande impression sur moi et ils le font encore, surtout lorsque je les prononce ainsi, purement et simplement, car ils contiennent la possibilité de déclencher les contrastes les plus terribles. Ils produisent sur moi le même effet qu'une formule d'exorcisme, et mon âme devient singulièrement grave, parfois presque agitée. Je pense à ma prime jeunesse où, sans bien comprendre ce que c'est que de faire un choix dans la vie, j'écoutais avec une confiance enfantine ce que les aînés avaient à dire, et j'avais beau ne suivre que les directives d'un autre en faisant mon choix, ce moment prenait pour moi un caractère solennel et auguste. Je pense aux moments d'une vie postérieure où je me trouvai à la croisée de chemins, où mon âme mûrissait à l'heure de la décision. Je pense à beaucoup d'autres circonstances de la vie, moins importantes pour moi, mais non pas indifférentes, où il fallait faire un choix ; car, même s'il n'y a qu'une seule circonstance où ce mot prend sa signification absolue, c'est-à-dire lorsqu'il y a d'un côté vérité, justice et sainteté, et de l'autre désirs et penchants, passions sombres et perdition, il est pourtant important aussi de choisir juste quand il s'agit de choses où, en somme, ce qu'on choisit est plus ou moins inoffensif, de mettre la main sur sa conscience pour qu'on ne doive pas plus tard battre en retraite avec douleur jusqu'au point d'où on était parti, et remercier Dieu, si on n'a rien d'autre à se reprocher que d'avoir perdu son temps. [...]

[...]

À présent, si quelqu'un pouvait se maintenir continuellement au sommet de l'instant du choix, s'il pouvait cesser d'être un homme, si dans le plus profond de sa nature il n'était qu'une idée vaporeuse, si la personnalité ne signifiait pas plus que d'être un lutin qui certes prend part aux mouvements, mais pourtant reste inchangé, si tout cela était vrai, alors il serait absurde de dire qu'il peut être trop tard pour un homme de choisir, puisque en un sens plus profond on ne pourrait pas du tout parler d'un choix. Le choix lui-même est décisif pour le contenu de la personnalité ; par le choix elle s'enfonce dans ce qui a été choisi, et si elle ne choisit pas, elle dépérit. Un instant il peut se faire, ou paraître, que les deux objets du choix se trouvent en dehors de celui qui choisit ; il n'y a aucun rapport entre lui et eux, il peut se maintenir en indifférence vis-à-vis d'eux. C'est l'instant de la délibération, mais celui-ci, comme l'instant platonique, n'a aucune existence vraie, et surtout pas dans le sens abstrait dans lequel tu veux le maintenir ; et plus on fixe le regard là-dessus, moins il est. Ce qui doit être choisi se trouve dans le rapport le plus profond avec celui qui choisit, et lorsqu'il est question d'un choix qui concerne une question vitale, l'individu doit vivre en même temps et arrive ainsi facilement à dénaturer le choix en l'ajournant, bien qu'il délibère sans cesse, pensant ainsi tenir bien à l'écart l'un de l'autre les deux objets contraires du choix. Si on regarde le « ou bien — ou bien » de la vie de cette manière on n'a pas facilement envie de plaisanter avec lui. On aperçoit alors que la voix intérieure de la personnalité n'a pas le temps de faire des hypothèses, qu'elle continue à se précipiter en avant et que d'une manière ou d'une autre elle pose alternativement l'une ou l'autre chose, ce qui l'instant suivant rend le choix plus difficile ; car ce qui a été posé doit être repris. Imagine un second à bord de son navire à l'instant où il faut faire une bordée ; il peut peut-être dire : « je peux faire ceci ou cela », mais s'il n'est pas un second médiocre, il se rendra compte aussi que le navire entre temps va son train ordinaire et qu'ainsi il n'y a qu'un instant où il est indifférent de faire ceci ou cela. Et c'est ainsi avec un homme, — s'il oublie de calculer ce train, un instant arrivera à la fin où il n'est plus question d'un « ou bien — ou bien », non pas parce qu'il a choisi, mais parce qu'il a négligé de le faire, ou, si l'on veut, parce que d'autres ont choisi pour lui, parce qu'il s'est perdu lui-même.

D'après ce que je viens de développer ici, tu verras aussi en quoi ma conception du choix diffère essentiellement de la tienne — si toutefois il est permis de parler de ta conception qui veut justement empêcher le choix, et voilà la différence. L'instant du choix est pour moi chose très grave, — non pas à cause de l'étude approfondie impliquée par le choix entre deux choses distinctes et de la multitude de pensées se rattachant à chaque chose en particulier, mais surtout parce que je cours le risque de n'avoir plus, l'instant d'après, la même possibilité de choisir, parce que quelque chose a déjà été vécu entre temps et doit donc être vécu encore une fois ; car c'est une erreur de croire qu'on puisse un seul instant maintenir sa personnalité blanche ou qu'on puisse, en un sens plus strict, arrêter ou interrompre la vie personnelle. Avant le choix, déjà, la personnalité y est intéressée ; et si on ajourne le choix, la personnalité ou les puissances cachées en elle, choisit inconsciemment. Si, comme je viens de le dire, on n'est pas complètement dissipé, on découvre, le choix une fois fait, qu'il y a quelque chose qui doit être refait, qui doit être repris, et c'est souvent très difficile. Dans des contes on parle de gens que des sirènes et des tritons attiraient sous leur pouvoir. Le conte nous apprend que pour être désenchantés il était nécessaire que les enchantés jouent la même pièce de musique à rebours sans se tromper une seule fois. Voilà une image très profonde, mais de réalisation très difficile et, pourtant, c'est ainsi ; l'erreur qui est entrée en vous doit être supprimée de cette manière-là, et chaque fois qu'on se trompe il faut recommencer. Et voilà pourquoi il est important de choisir et de choisir en temps utile. Toi, tu as une autre méthode ; je sais bien que le côté polémique que tu montres au monde ne représente pas ta vraie nature. Oui, si la tâche d'une vie humaine était de réfléchir, alors tu serais près de la perfection. Je prends un exemple. Pour qu'il s'adapte à ton cas, il faut naturellement qu'il s'agisse de contraires hardis : ou bien pasteur — ou bien acteur. Voilà le dilemme. À présent toute ton énergie passionnée se réveille ; la réflexion, avec ses centaines de bras, saisit l'idée d'être pasteur. Tu ne trouves aucun repos, jour et nuit tu y réfléchis ; tu lis tous les ouvrages sur lesquels tu peux mettre la main ; trois fois par dimanche tu vas à l'église, tu lies connaissance avec des pasteurs, tu écris toi-même des sermons et tu les prononces pour toi-même, pendant six mois tu es mort pour le monde entier. Maintenant tu as terminé, tu peux parler de l'état du pasteur avec plus de compétence et, en apparence, plus d'expérience que maint autre qui a été pasteur pendant vingt ans. Tu t'irrites lorsque de telles personnes que tu rencontres ne savent pas s'épancher avec une immense éloquence ; « cela, est-ce de l'enthousiasme ? » dis-tu, « moi qui ne suis pas pasteur, qui ne m'y suis pas voué, par rapport à eux je parle d'une manière angélique ». C'est peut-être assez vrai, mais tu n'es pas devenu pasteur. À présent tu te comportes de la même façon en ce qui concerne le second problème, et ton enthousiasme artistique dépasse presque ton éloquence ecclésiastique. Enfin tu es près pour le choix. Cependant, on peut être sûr que parmi l'énorme action intellectuelle où tu as vécu, beaucoup de choses se sont perdues, beaucoup de généralités et d'observations. Par conséquent, à l'instant où tu dois faire ton choix, ces déchets se ravivent, se remuent, un nouveau : « ou bien — ou bien » apparaît : homme de loi ; avocat peut-être, — un avocat a quelque chose de commun avec les deux autres. Maintenant tu es perdu. Car, à l'instant même, tu es assez avocat pour pouvoir prouver qu'il est juste d'ajouter le troisième objet. Ta vie se passe ainsi. Après avoir perdu un an et demi avec ces réflexions, après avoir tendu tous les ressorts de ton âme avec une énergie admirable, tu n'as pas avancé d'un seul pas. Alors le fil de la pensée se casse, tu deviens impatient, passionné, tu mets tout à feu et à sang, et maintenant tu continues : ou bien coiffeur, ou bien comptable dans une banque, je ne dis que : « ou bien — ou bien ». Quoi d'étonnant alors que ces mots te soient devenus un scandale et une folie, « qu'ils te paraissent être comme les bras de cette demoiselle dont l'étreinte était peine capitale ». Tu méprises les hommes, tu les tournes en ridicule, et tu es devenu ce que tu détestes le plus — un critique, un critique universel auprès de toutes les facultés. Parfois, en pensant à toi, je ne peux pas me garder de sourire et, néanmoins, il est triste que les facultés intellectuelles, vraiment supérieures, se dissipent ainsi. Pourtant, on trouve là encore une fois la même contradiction dans ta nature ; car tu vois très bien ce qui est ridicule, et gare à celui qui tombe entre tes mains lorsqu'il l'est ; et cependant, toute la différence est que lui peut-être s'afflige et s'effondre, tandis que toi, tu te tiens bien, tu deviens léger et plus gai que jamais, et tu fais don à toi-même et à d'autres de l'évangile : vanitas vanitatum vanitas, et voilà ! mais ceci n'est pas un choix, c'est ce qu'en Danois on appelle : « soit ! » ou ce qui correspond au précepte de n'y pas regarder de si près. Maintenant tu te sens libre, tu prends congé du monde.

So zieh' ich hin in alle Ferne,
Ueber meiner Mütze nur die Sterne

Et voilà, tu as choisi, mais sûrement pas la meilleure part, et je pense que tu l'avoueras toi-même ; mais, au fond, tu n'as pas choisi du tout, ou tu as choisi au sens figuré. Ton choix est un choix esthétique ; mais un choix esthétique n'est pas un choix. En somme, le fait de choisir est une expression vraie et rigoureuse de l'éthique. Partout où, en un sens plus strict, il est question d'un « ou bien — ou bien », on peut toujours être sûr que l'éthique y est pour quelque chose. Le seul « ou bien — ou bien » absolu qui existe est le choix entre le bien et le mal, mais ce choix aussi est absolument éthique. Le choix esthétique est ou bien tout à fait immédiat et, à ce titre, n'est pas un choix, ou bien se perd dans la diversité. Par exemple, lorsqu'une jeune fille donne suite au choix de son coeur, ce choix, quelle que soit d'ailleurs sa beauté, n'est pas au sens strict un choix, puisqu'il est entièrement immédiat. Lorsqu'un homme réfléchit esthétiquement sur un grand nombre de tâches de la vie, comme tu le faisais dans ce qui précède, il n'obtient pas facilement un seul « ou bien — ou bien », mais toute une foule, parce que ce qui constitue le libre arbitre dans le choix n'y devient pas éthiquement accentué, et parce qu'en ne choisissant pas d'une manière absolue, il ne choisit que pour l'instant et, qu'à l'instant d'après, il peut choisir autre chose. Le choix éthique est par conséquent, en un certain sens, beaucoup plus facile, beaucoup plus simple, mais, dans un autre sens, infiniment plus difficile. Celui qui de façon éthique désire se fixer la tâche de sa vie, ne trouve généralement pas un choix aussi considérable ; par contre, l'acte de choisir a une beaucoup plus grande importance pour lui. Si tu veux bien me comprendre correctement, je suis prêt à dire que ce qui compte le plus dans le choix, n'est pas de choisir ce qui est juste, mais l'énergie, le sérieux et la passion avec lesquels on choisit. C'est en cela que la personnalité se manifeste dans son infinité intime, et c'est par cela que la personnalité à son tour est consolidée. Par conséquent, même si quelqu'un choisit faux, il apercevra pourtant, et justement à cause de l'énergie avec laquelle il a choisi, qu'il avait choisi faux. Car le choix ayant été fait avec toute la sincérité de la personnalité, sa nature a été purifiée et elle-même a été mise en rapport immédiat avec la puissance éternelle qui par sa présence en tous lieux pénètre toute l'existence. Celui qui ne choisit qu'esthétiquement ne connaîtra jamais cette transfiguration, cette consécration supérieure. Le rythme dans son âme n'est, malgré toute sa passion, qu'un apiritus lenis (aspiration légère).

Comme un Caton je te crie donc mon : « ou bien — ou bien », et pourtant pas comme un Caton, car mon âme n'a pas encore acquis le tempérament froid et résigné qu'il possédait. Mais je le sais, seule cette conjuration, si toutefois je possède la force nécessaire, sera à même de faire naître chez toi, non pas une activité de la pensée, car tu n'en manques pas, mais le sérieux de l'esprit. Tu réussiras peut-être aussi sans elle à faire beaucoup de choses, peut-être même à étonner le monde (car je ne suis pas chiche), et pourtant le bien supérieur, la seule chose qui en vérité donne de l'importance à la vie, t'échappera, tu gagneras peut-être le monde entier, et tu te perdras toi-même.

[...]

Mon « ou bien — ou bien » ne signifie surtout pas le choix entre le bien et le mal, il signifie le choix par lequel on choisit le bien et le mal, ou par lequel on les exclut. Ici il s'agit de savoir sous quelles déterminations on veut considérer toute l'existence et vivre soi-même. Il est bien vrai que celui qui choisit le bien et le mal, choisit le bien, mais cela n'apparaît que par la suite ; car l'esthétique n'est pas le mal, mais l'indifférence, et c'est pourquoi je disais que l'éthique constitue le choix. Par conséquent, il s'agit moins de choisir entre les deux propositions : « vouloir le bien ou vouloir le mal », que de choisir « vouloir » : mais par cela le bien et le mal sont posés de leurs côtés. Celui qui choisit l'éthique choisit le bien, mais le bien est ici absolument abstrait, son existence n'est que posée, et il ne s'ensuit pas du tout que celui qui choisit ne puisse à son tour choisir le mal, bien qu'il ait choisi le bien. Tu vois à nouveau combien il est important qu'un choix soit fait et que ce qui importe n'est pas autant la réflexion que ce baptême de la volonté qui incorpore celle-ci dans l'éthique. Plus le temps avance, plus difficile est le choix : car l'âme se trouve sans cesse dans l'une des parties du dilemme, et il devient donc de plus en plus difficile de se dégager. Et pourtant, cela est nécessaire s'il faut choisir et c'est très important si un choix a un sens quelconque, et je montrerai plus lard que c'est ainsi.

[...]

Grâce à mon « ou bien — ou bien » apparaît l'éthique. Il n'est donc pas encore question d'un choix de quelque chose, ni de la réalité de ce qui a été choisi ; mais de la réalité du choix. C'est la chose décisive et c'est à cela que je m'efforcerai de t'éveiller. À cet égard un homme peut aider un autre homme ; celui-ci ayant été éveillé, l'influence que l'un peut exercer sur l'autre devient secondaire. Dans une lettre précédente je disais que le fait d'avoir aimé crée une harmonie dans la nature d'un homme, harmonie qui ne se perd jamais complètement ; à présent je dirai que le fait de choisir donne une solennité à la nature d'un homme, une calme dignité qui ne se perd jamais complètement. Il y a beaucoup de gens qui font grand cas d'avoir regardé, face à race, un personnage quelconque qui a joué un rôle remarquable dans l'histoire universelle. Ils n'oublient jamais cette impression, elle a empreint leur âme d'une image idéale qui ennoblit leur nature; et, cependant, ce moment-là, si significatif qu'il soit, n'est rien en comparaison avec l'instant du choix. Lorsque tout est devenu calme autour de vous, solennel comme une nuit étoilée, lorsque l'âme est seule dans le monde entier, alors apparaît devant elle, non pas un être supérieur, mais la puissance éternelle elle-même, le ciel se disjoint pour ainsi dire, et le moi se choisit lui-même ou, plutôt, se reçoit lui-même. Alors l'âme a vu le bien suprême, ce qu'aucun oeil mortel ne peut voir et qui ne peut jamais être oublié, alors la personnalité reçoit l'accolade qui l'ennoblit pour l'éternité. Elle ne devient pas autre que ce qu'elle était déjà, mais elle devient elle-même. De même qu'un héritier ne possède pas avant sa majorité les trésors du monde entier, même s'il en est l'héritier, ainsi la personnalité la plus riche même n'est rien avant de s'être choisie elle-même et la personnalité la plus pauvre qu'on puisse imaginer est tout lorsqu'elle s'est choisie elle-même ; car la grandeur ne consiste pas en ceci ou en cela, mais se trouve dans le fait d'être soi-même ; et il est dans le pouvoir de tout homme de l'être, s'il le veut.

Le fait que ce qui apparaît de l'autre côté est l'esthétique, qui est l'indifférence, te montre qu'en un sens il n'est pas question d'un choix de quelque chose. Néanmoins, il y a un choix, oui un choix absolu, car ce n'est qu'en choisissant d'une manière absolue que l'on peut choisir l'éthique. L'éthique est donc posée par le choix absolu ; mais il ne s'ensuit nullement que l'esthétique soit exclue. Dans l'éthique la personnalité est centralisée en elle-même, l'esthétique est donc exclue de manière absolue, ou elle est exclue en tant qu'absolu, mais elle reste toujours de manière relative. La personnalité, en se choisissant elle-même, se choisit de manière éthique et exclut l'esthétique de manière absolue ; mais puisqu'elle se choisit elle-même et qu'elle reste elle-même sans devenir une autre nature par ce choix, toute l'esthétique rentre dans sa relativité.

Le « ou bien — ou bien » que j'ai établi est donc en un certain sens absolu ; car il s'agit de choisir ou de ne pas choisir. Mais puisque le choix est un choix absolu, le « ou bien — ou bien » est absolu ; le « ou bien — ou bien » absolu n'apparaît cependant dans un autre sens qu'au moment du choix ; car alors apparaît le choix entre le bien et le mal. Ce choix, posé par le premier choix, ne fera plus l'objet de mes délibérations ici, je désire seulement t'amener au point où la nécessité du choix apparaît et considérer ensuite l'existence sous les déterminations éthiques. À cet égard je ne suis pas rigoriste, enthousiasmé pour une liberté formelle et abstraite ; seulement, le choix une fois posé, toute l'esthétique revient et tu verras que ce n'est que grâce à cela que l'existence devient belle, et que ce n'est que par ce moyen qu'un homme réussit à sauver son âme et à gagner le monde entier, à faire usage du monde sans en abuser.

Mais qu'est-ce que cela veut dire, vivre esthétiquement et vivre éthiquement ? L'esthétique dans un homme, qu'est-ce que c'est, et l'éthique dans un homme ? À cela je répondrai : l'esthétique dans un homme est ce par quoi il est immédiatement ce qu'il est ; l'éthique est ce par quoi il devient ce qu'il devient. Celui qui vit dans l'esthétique, par l'esthétique, de l'esthétique et pour l'esthétique qui se trouve en lui, vit esthétiquement.

Je n'ai pas l'intention de considérer de plus près tout ce qui se trouve dans cette détermination de l'esthétique. Il me semble superflu aussi de te renseigner sur ce que c'est que de vivre esthétiquement, toi qui l'as mis en pratique avec tant de virtuosité que c'est plutôt moi qui aurais besoin de tes lumières. J'esquisserai pourtant quelques étapes afin de nous amener au point dont relève ta vie, ce qui m'importe pour que tu ne m'échappes pas trop tôt à l'aide d'une de tes digressions si recherchées. De plus, je ne doute pas qu'à beaucoup d'égards je ne sois à même de te renseigner sur la vie esthétique. Car, bien qu'il soit vrai que je t'adresserais comme au guide le plus sûr tous ceux qui désirent vivre esthétiquement, je ne te les adresserais pas s'ils désirent comprendre ce que c'est que de vivre esthétiquement en un sens supérieur. Car à cet égard tu ne saurais les renseigner, justement parce que tu es partial toi-même ; seul celui qui se trouve plus haut placé, ou qui vit éthiquement, peut le leur expliquer. Tu serais peut-être tenté un instant de me chicaner en prétendant qu'alors moi non plus je ne pourrais donner une sûre explication de ce que c'est que de vivre esthétiquement, puisque je suis moi-même partial à cet égard. Tu n'arriveras qu'à me faire donner un renseignement supplémentaire. La raison pour laquelle celui qui vit esthétiquement ne peut, en un sens supérieur, rien expliquer, c'est qu'il vit toujours dans l'instant et que toujours son savoir reste, à un certain degré, relatif et limité. J'accorde volontiers que pour vivre esthétiquement, et lorsqu'une telle vie est à son apogée, de multiples talents peuvent être nécessaires, oui, qu'ils doivent même être développés à un degré extraordinaire ; pourtant, ils sont asservis et la transparence leur manque. C'est ainsi qu'on trouve souvent des espèces d'animaux qui ont des sens beaucoup plus aigus et beaucoup plus intenses que ceux des hommes, mais ils sont asservis dans l'instinct des animaux. Je te prends volontiers comme exemple. Je ne t'ai jamais refusé tes talents supérieurs, ce que tu as pu voir aussi par le fait que je t'ai assez souvent reproché d'en abuser. Tu es spirituel, ironique, observateur, dialecticien, plein d'expérience dans les jouissances, tu sais prévoir, tu es sentimental, et, selon les circonstances, sans coeur ; mais au milieu de tout cela, tu ne vis toujours que dans l'instant, et c'est pourquoi ta vie se dissout, et tu ne sais pas l'expliquer. Si quelqu'un désire apprendre l'art de jouir, il a raison de s'adresser à toi ; mais s'il désire comprendre ta vie, il s'adresse mal. Il trouverait peut-être plutôt chez moi ce qu'il cherche, bien que je n'aie pas du tout les mêmes talents que toi. Tu es partial, et c'est comme si le temps te manquait pour t'émanciper ; je ne suis pas partial, ni dans mon jugement sur l'esthétique, ni dans celui que je porte sur l'éthique ; car dans l'éthique je suis justement au-dessus de l'instant, je suis dans la liberté ; mais c'est une contradiction de penser qu'on peut devenir partial parce qu'on est dans la liberté.

Si peu doué qu'il soit, si modeste que soit sa situation dans la vie, tout homme sent le besoin naturel de se former une conception de la vie, une idée de la signification et du but de la vie. Celui qui vit esthétiquement le fait aussi, et l'expression ordinaire qu'on a entendue de tout temps et des étapes les plus différentes, est celle-ci : il faut jouir de la vie. Naturellement, on la varie beaucoup suivant l'idée qu'on se forme de la jouissance, mais tout le monde est d'accord sur la formule : jouir de la vie. Mais celui qui dit qu'il veut jouir de la vie pose toujours une condition qui se trouve hors de l'individu, ou bien dans l'individu, mais indépendante de sa volonté. Je te prie de bien retenir les termes de cette dernière phrase, car ils ont été choisis à dessein.

[...]

L'individu se choisit donc lui-même comme une concrétion déterminée de bien des façons, et il se choisit par conséquent d'après sa continuité. Cette concrétion est la réalité de l'individu ; mais, comme il la choisit d'après sa liberté, on peut dire aussi qu'elle est sa possibilité, ou, pour ne pas employer une expression aussi esthétique, qu'elle est sa tâche. Car, celui qui vit esthétiquement ne voit partout que des possibilités, qui pour lui constituent la substance de l'avenir, tandis que celui qui vit éthiquement voit des tâches partout. L'individu voit donc cette concrétion réelle comme tâche, comme but, comme fin. Mais dire que l'individu voit sa possibilité comme sa tâche, c'est exprimer justement sa souveraineté sur lui-même, souveraineté qu'il n'abandonnera jamais, bien que d'un autre côté il ne se complaise pas dans la souveraineté très désinvolte que possède toujours un roi sans royaume. Cela donne à l'individu éthique une assurance qui manque complètement à celui qui ne vit qu'esthétiquement. Celui qui vit esthétiquement attend tout du dehors. C'est de là que vient l'angoisse maladive avec laquelle beaucoup de gens parlent de ce qu'il y a de terrible dans le fait qu'ils n'ont pas trouvé leur place dans le monde. Qui nierait ce qu'il y a de réjouissant dans la pensée d'avoir réussi à cet égard ? Mais une telle angoisse montre toujours que l'individu attend tout de la place, rien de lui-même. Celui qui vit éthiquement saura aussi bien choisir sa place ; cependant, s'il sent qu'il a commis une erreur ou qu'il y aura des difficultés qu'il ne peut pas vaincre, alors il ne perd pas courage ; car il n'abandonne pas la souveraineté sur lui-même. Il voit tout de suite ce qu'il y a lieu de faire et agit par conséquent tout de suite. Souvent il en est aussi de même avec les gens qui, lorsqu'à la fin ils tombent amoureux, craignent qu'ils n'auront pas la jeune fille qui est exactement l'idéal qui leur convient. Qui nierait ce qu'il y a de réjouissant dans le fait de trouver une telle jeune fille ? Mais, d'autre part, c'est pourtant une superstition que de croire que ce qui se trouve en dehors d'un homme puisse être ce qui peut le rendre heureux. Celui qui vit éthiquement désire aussi être heureux dans son choix ; mais s'il aperçoit que le choix, malgré tout, n'est pas entièrement au gré de ses désirs, il ne perd pas courage, il voit tout de suite ce qu'il doit faire et que l'art n'est pas de désirer, mais de vouloir. Beaucoup de gens, qui pourtant ont une idée de ce qu'est une vie humaine, désirent vivre à une époque où aient lieu de grands événements, désirent être impliqués dans des circonstances importantes de la vie. Qui nierait que de telles choses aient leur validité ? Mais, d'autre part, c'est pourtant une superstition de penser que des événements et des circonstances de la vie, comme tels, fassent quelque chose d'un homme. Celui qui vit éthiquement sait que ce qui compte, c'est ce qu'on voit dans n'importe quelle circonstance et l'énergie avec laquelle on le regarde, et que celui qui se forme lui-même dans les circonstances les plus insignifiantes peut assister à beaucoup plus de choses que celui qui a été témoin des événements les plus étranges, oui que celui même qui y a été mêlé. Il sait que partout il y a une estrade de danse, que l'homme le plus modeste a la sienne, que sa danse, s'il le veut, peut être aussi belle, aussi gracieuse, aussi expressive, aussi mouvementée que celle de ceux à qui une place a été réservée dans l'histoire. C'est cette habileté d'escrimeur, cette souplesse qui, au fond, est la vie immortelle de l'éthique. Le vieux mot : être — ou ne pas être, est valable pour celui qui vit esthétiquement, plus il lui est permis de vivre esthétiquement, plus la vie demande de conditions, et si la moindre d'entre elles n'est pas réalisée, il est mort ; celui qui vit éthiquement trouve toujours une issue lorsque tout lui est contraire ; lorsque l'obscurité causée par l'orage pèse sur lui au point que son voisin ne le voit plus, il n'a cependant pas succombé, il reste toujours un point qu'il retient, et c'est — lui-même.

[...]

Je rappellerai ici la définition de l'éthique que j'ai indiquée plus haut : elle est ce qui fait que l'homme devient ce qu'il devient ; elle ne fait donc pas de l'individu quelque chose d'autre que lui-même ; elle n'anéantit pas l'esthétique, mais elle la transfigure. Pour qu'un homme puisse vivre éthiquement, il est nécessaire qu'il prenne conscience si profondément de lui-même qu'aucune contingence ne lui échappe. [...]

[...]

Celui qui se choisit lui-même éthiquement se possède lui-même comme tâche, non pas comme une possibilité, non pas comme un jouet pour son bon plaisir. Il ne peut se choisir éthiquement qu'en se choisissant dans la continuité, et il se possède ainsi lui-même comme une tâche diversement déterminée. Il n'essaie pas d'effacer ou d'éparpiller cette diversité, tout au contraire, il se repent en s'y rattachant, parce que cette diversité est lui-même, et cc n'est qu'en se repentant en s'absorbant en elle qu'il peut se reconnaître lui-même, car il ne suppose pas que le monde commence avec lui ni qu'il se crée lui-même ; la langue elle-même a marqué son dédain pour cette dernière idée, et on dit toujours avec dédain d'un homme : il fait des manières. Mais en se choisissant lui-même par le repentir, il est agissant, non pas vers l'isolement, mais vers la continuité.

Mettons à présent un individu éthique et un individu esthétique l'un à côté de l'autre. La différence principale, dont tout dépend, est que l'individu éthique est transparent à lui-même et qu'il ne vit pas « ins Blaue hinein » [dans le lointain], comme le fait l'individu esthétique. Cette différence explique tout. Celui qui vit éthiquement s'est vu lui-même, pénètre toute sa concrétion avec sa conscience, ne permet pas à des idées imprécises d'aller et venir en lui, ne permet pas à des possibilités séduisantes de le distraire avec leurs charlataneries ; il n'a pas l'impression d'être comme une lettre magique d'où peut sortir, tantôt une chose, tantôt une autre, selon la manière de la manipuler. Il se connaît lui-même. L'expression connais-toi toi-même a été répétée assez souvent, et on y a vu le but de tout effort humain. Elle est tout à fait juste, et pourtant il est certain aussi qu'elle ne peut être le but à moins d'être en même temps le commencement. L'individu éthique se connaît lui-même, mais cette connaissance n'est pas une simple contemplation, car alors l'individu serait déterminé d'après sa nécessité ; c'est une réflexion sur soi-même qui est en elle-même une action, et c'est pourquoi je me suis appliqué à employer l'expression « se choisir soi-même » au lieu de « se connaître soi-même ». L'individu en se connaissant lui-même n'a donc pas terminé, — au contraire, cette connaissance est très féconde et d'elle surgit le véritable individu. [...]

Crainte et tremblement

Éloge d'Abraham[4]

Non ! Nul ne passera de ceux qui furent grands ; mais chacun fut grand à sa manière, chacun en proportion de la grandeur de ce qu'il a aimé. Car qui s'aima lui-même fut grand de sa personne et qui aima autrui fut grandi de son don, mais celui qui aima Dieu fut le plus grand de tous. Chacun restera dans le souvenir, mais chacun fut grand selon son espérance. L'un fut grand dans l'espérance du possible ; un autre dans l'espérance de l'éternité ; mais celui qui espéra l'impossible fut de tous le plus grand. Chacun restera dans le souvenir, mais chacun fut grand selon la grandeur de son combat, car celui qui combattit le monde fut grand en triomphant du monde, et qui se combattit lui-même fut grand pour être venu à bout de soi ; mais qui lutta contre Dieu fut le plus grand de tous. Tels furent les combats sur cette terre : homme contre homme, un contre mille ; mais celui qui lutta contre Dieu fut le plus grand de tous. Tels furent les combats ici-bas : l'un vainquit contre tous en usant de sa force, l'autre désarma Dieu par sa propre faiblesse. Il y eut celui qui, s'appuyant sur lui-même, tout obtint et celui qui, certain de sa force, tout sacrifia : mais celui qui crut en Dieu fut le plus grand de tous. Il y eut des hommes grands pour leur énergie, pour la sagesse, l'espérance ou l'amour. Mais de tous, Abraham fut le plus grand : grand pour l'énergie dont la force est faiblesse, grand pour la sagesse dont le secret est folie, grand par l'espoir dont la forme est démence, grand par l'amour qui est haine de soi.

[...]

C'est par la foi qu'Abraham reçut la promesse que toutes les nations de la terre seraient bénies dans sa postérité. Le temps passait, la possibilité demeurait, Abraham croyait. Le temps passa, la possibilité devint absurde, Abraham crut. Il exista donc en ce monde celui qui eut une espérance. [...] Abraham crut et maintint la promesse à laquelle il aurait renoncé s'il avait douté. Alors, il eût dit à Dieu : « Peut-être n'est-ce point Ta volonté que cela advienne, je renonce ainsi à ce désir qui m'était tout, et où reposait mon bonheur. Mon âme est droite et ne recèle aucune sourde rancune devant Ton refus. » Il n'eût point été oublié. Il en eût sauvé plusieurs par son exemple, mais ne serait pas devenu le Père de la foi ; [...]

[...]

[...] « Et il advint que Dieu tenta Abraham et dit : " Prends maintenant ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac, va dans le pays de Moriah et offre-le en holocauste sur l'un des monts que je te dirai " ».

Problemata — Effusion préliminaire[5]

Si l'on manque du courage de mener jusqu'au bout sa pensée et de dire qu'Abraham est un assassin, mieux vaut alors se procurer ce courage, sans plus s'étendre en d'immérités éloges. L'expression éthique pour l'action d'Abraham est qu'il veuille tuer Isaac ; l'expression religieuse, elle, est qu'il le veuille sacrifier ; mais c'est précisément dans cette contradiction que réside l'angoisse qui, avec certitude, peut faire perdre le sommeil à un homme et sans laquelle, cependant, Abraham n'est point l'homme qu'il est. [...]

[...]

Est-il alors possible de parler franchement d'Abraham sans courir le risque que quelqu'un s'égare et veuille faire comme lui ? Si je n'ose parler librement, je garderai complètement le silence sur Abraham et, surtout, je ne l'abaisserai pas au point qu'il devienne un piège pour les faibles. Car si l'on réduit tout à la foi, c'est-à-dire à ce qu'elle est, il m'est avis que l'on en peut sans péril parler à notre époque, laquelle, en matière de foi, donne difficilement dans l'extravagance ; et c'est par la foi seulement que l'on ressemble à Abraham, non par le meurtre.

[...]

Mais que fit Abraham ? Il n'arriva ni trop tôt ni trop tard. Il monta sur son âne et se mit lentement en route. Durant tout ce temps il crut ; il crut que Dieu n'exigeait point de lui Isaac, bien qu'il fût disposé à le lui sacrifier s'il l'eût fallu. Il croyait en vertu de l'absurde, puisqu'il ne saurait s'agir ici de calcul humain, et il était en effet absurde que Dieu, qui exigeait cela de lui, dût l'instant d'après révoquer sa requête. Abraham gravit la montagne et tandis même que le couteau brillait, il croyait... que Dieu n'eût point voulu d'Isaac. Il fut vraiment surpris du dénouement, mais, par un double mouvement, il avait rejoint sa première position, et reçut ainsi Isaac avec plus de joie que la première fois. Poursuivons. Supposons qu'Isaac ait vraiment été sacrifié. Abraham crut. Il ne croyait pas qu'un jour il serait béni dans l'au-delà, mais qu'il serait heureux ici-bas. Dieu eût pu lui donner un nouvel Isaac, rappeler à la vie l'enfant sacrifié. Il crut en vertu de l'absurde, puisque tout calcul humain avait déjà été abandonné depuis longtemps. [...] Oui, si Abraham, à l'instant où il sauta sur son âne, s'était dit : « À présent, Isaac est perdu, aussi bien alors le sacrifier à la maison, plutôt que de parcourir le long chemin vers Moriah » — je n'aurais point alors besoin d'Abraham tandis que je m'incline maintenant sept fois devant son nom et soixante-dix fois devant son fait. [...]

Voilà la cime où se trouve Abraham. Le dernier stade, qu'il perd de vue, est celui de la résignation infinie. Il va réellement outre et atteint la foi ; mais toutes ces caricatures de la foi, la tiède et misérable indolence qui pense : « Il ne vaut point la peine de s'affliger avant l'heure » ; l'espérance mesquine qui dit : « Qui donc sait ce qui se passera ? Il serait peut-être pourtant possible... » — ces caricatures appartiennent aux misères de la vie, et la résignation infinie, déjà, les a recouvertes de son infini mépris.

[...]

[...] Par la résignation, je renonce à tout : je fais ce mouvement par moi-même et, lorsque je ne le fais point, c'est parce que je suis un lâche et un inconsistant, un homme sans enthousiasme qui ne sent pas l'importance de la haute dignité proposée à chacun d'être son propre censeur, ce qui est une position bien plus éminente que d'être le censeur général de toute la République romaine. J'accomplis ce mouvement par moi-même, et ce que j'obtiens c'est moi-même dans ma conscience éternelle, dans l'entente bienheureuse avec mon amour pour l'Être Éternel. Avec la foi, je ne renonce à rien, au contraire, par elle je reçois tout, je le reçois au sens où il est écrit que celui qui a la foi comme un grain de moutarde peut déplacer les montagnes. Il suffit du simple courage humain pour renoncer à toute la réalité temporelle et obtenir l'éternité : mais que je l'obtienne et que je puisse, tout à la fois, y renoncer pour l'éternité entière, voilà qui est contradictoire. Il faut plutôt un humble et paradoxal courage pour saisir toute la temporalité en vertu de l'absurde, et ce courage est celui de la foi. Par la foi, Abraham ne renonça point à Isaac ; c'est, au contraire, par la foi qu'il l'obtint. [...]

[...] Je puis, de mes propres forces, renoncer à la princesse, mais ne dois point devenir malcontent, plutôt trouver joie et repos dans ma douleur ; cependant, de mes propres forces, je ne puis la recevoir à nouveau, car je les emploie toutes à me résigner. Pourtant par la foi, dit le merveilleux chevalier, par la foi, tu la recevras en vertu de l'absurde.

Problème I — Y a-t-il suspension téléologique de l'éthique ?[6]

[...] Hegel a toutefois tort lorsqu'il parle de la foi ; il a tort, car il ne conteste point à voix haute — et clairement — le fait qu'Abraham jouisse, comme Père de la foi, et de l'honneur et de la gloire, tandis qu'il devrait être honni publiquement et chassé comme un assassin.

[...]

[...] Il est établi qu'Abraham représente la foi, et que la foi s'exprime normalement en lui, lui dont la vie n'est point seulement la plus paradoxale que l'on puisse penser, mais l'est à un degré tel qu'elle ne se laisse pas penser du tout. Il agit en vertu de l'absurde, puisqu'il est justement absurde que l'individu soit plus haut que le général. Ce paradoxe n'est pas sujet à médiation ; car, à peine Abraham s'y applique, il doit alors admettre être le jouet d'une hantise et, dans ce cas, il ne parvient jamais à sacrifier Isaac ; y parvient-il, qu'il lui faut, repentant, rebrousser chemin vers le général. Il recouvre Isaac en vertu de l'absurde. Cependant, Abraham n'en est pas pour autant un seul instant un héros tragique, mais tout autre chose : ou bien un meurtrier, ou bien un croyant. Abraham n'a pas ce moyen terme qui sauve le héros tragique. Ainsi, il se peut que j'arrive à comprendre le héros tragique, mais que, pourtant, je ne puisse comprendre Abraham, bien qu'en une folle et singulière acception je sois à même de l'admirer plus que tout autre homme.

[...]

Or, maintenant, alors que l'éthique est téléologiquement suspendue, comment l'individu au sein duquel elle est suspendue existe-t-il ? Il existe comme l'individu opposé au général. Pèche-t-il alors ? Car, du point de vue de l'idée, c'est là une forme de péché. Il en va comme de l'enfant qui, s'il ne pèche pas, puisqu'il n'a point conscience de son existence comme telle, possède, du point de vue de l'idée, une existence pécheresse sur laquelle, à chaque instant, pèsent les exigences de l'éthique. Si l'on nie que cette forme de péché puisse être répétée de telle manière qu'elle ne soit point un péché, alors une sentence de condamnation est prononcée contre Abraham. Comment Abraham exista-t-il ? Il crut. Voilà le paradoxe par lequel il reste sur le sommet et qu'il ne peut expliquer à nul autre : le paradoxe, en effet, consiste en ceci qu'il se met, comme individu, en rapport absolu avec l'absolu. Y est-il autorisé ? Son autorisation constitue à son tour le paradoxe, car, s'il l'est, il ne saurait l'être en vertu de quelque chose de général, mais en vertu de sa condition d'individu.

Problème II — Y a-t-il un devoir absolu envers Dieu ? [Héros tragique et Chevalier de la foi] [7]

Dans la mesure où ce qui vient d'être exposé est exact, s'il n'y a rien d'incommensurable dans la vie humaine, si l'incommensurable qui s'y trouve ne dépend que du hasard dont on ne peut tirer nulle conclusion dans la mesure où l'existence est considérée sous l'idée, alors Hegel a raison ; mais il a tort de parler de la foi et d'autoriser à voir en Abraham le Père de la foi, car il a, par la seconde proposition, jugé tant Abraham que la foi. Il y a dans la philosophie hégélienne le principe selon lequel das Äussere [l'extérieur] (die Entäusserung [aliénation])est supérieur à das Innere [l'intérieur]. Ceci est fréquemment illustré par un exemple. L'enfant est das Innere et l'homme das Äussere. Par conséquent, l'enfant est déterminé par l'extérieur et, inversement, l'homme, comme das Äussere, est justement déterminé par das Innere. La foi est au contraire ce paradoxe pour lequel l'intériorité est plus haute que l'extériorité, ou, pour reprendre une expression utilisée auparavant, le nombre impair est supérieur au nombre pair.

[...] Le paradoxe de la foi consiste en ceci qu'il y a une intériorité qui est incommensurable à l'extériorité, une intériorité, notez-le bien, qui n'est pas identique à la première, mais qui est une intériorité nouvelle. [...]

[...]

[...] Que devrait alors faire Abraham ? S'il disait à une autre personne : « J'aime Isaac plus que tout au monde, c'est pourquoi il m'est si difficile de le sacrifier », cet autre lui répondrait avec un haussement d'épaules : « Pourquoi veux-tu alors le sacrifier ? », à moins qu'il ne soit un fin compère et estime qu'Abraham ne voulait que faire étalage de sentiments en contradiction flagrante avec sa conduite.

[...] La foi ne peut entrer dans le général par la médiation, car, de cette manière, elle est éliminée. La foi est ce paradoxe, et l'individu ne peut absolument pas se faire comprendre de quiconque. [...] Chacun ne peut puiser qu'en lui-même l'explication la mieux assurée de ce qu'il faut entendre par « Isaac ». Et si l'on pouvait, en parlant du général, déterminer avec une précision suffisante ce qu'il faut entendre par « Isaac » (ce serait, du reste, la plus ridicule contradiction que de rapporter l'individu, qui se définit en contraste au général, sous les catégories générales, tandis qu'il doit agir comme individu [c'est-à-dire] hors du général), l'individu ne pourrait jamais en obtenir la certitude par autrui, mais seulement par lui-même en tant qu'individu. C'est pourquoi, si un homme était assez lâche et misérable pour vouloir devenir un chevalier de la foi sous la responsabilité d'autrui, il n'y réussirait pas. Car seul l'individu, en tant qu'individu, peut devenir un chevalier de la foi, et la grandeur de cette chevalerie est telle que je puis la comprendre sans pourtant en faire partie, faute de courage ; mais c'est là aussi son effroi, que je conçois mieux encore.

[...]

[...] Mais comment donc haïr nos proches ? Je ne veux pas rappeler ici la distinction commune entre aimer et haïr, non que j'aie des réserves à formuler, dans la mesure où la distinction est passionnelle, mais parce que c'est une chose égoïste qui ne convient point ici. Cependant, si je considère la tâche comme un paradoxe, alors je la comprends, c'est-à-dire que je la comprends comme on peut comprendre un paradoxe. Le devoir absolu peut alors conduire à faire ce que l'éthique interdirait, mais il ne peut faire que le chevalier de la foi cesse d'aimer. C'est ce que montre Abraham. Au moment où il veut sacrifier Isaac, il faudrait dire, en suivant l'éthique, qu'il le hait. Mais si vraiment il hait Isaac, il peut être certain que Dieu n'exige pas ce sacrifice, car Caïn et Abraham sont différents. Il doit aimer Isaac de toute son âme ; lorsque Dieu exige Isaac, il doit l'aimer, si possible, plus tendrement encore, et ce n'est qu'à cette condition qu'il peut le sacrifier ; car c'est cet amour pour Isaac, par son opposition paradoxale à l'amour qu'il porte à Dieu, qui fait de son acte un sacrifice. Mais l'angoisse et la détresse de ce paradoxe font qu'Abraham ne peut, humainement parlant, se faire comprendre. Ce n'est qu'au moment où son geste se trouve en contradiction absolue avec son sentiment qu'il peut sacrifier Isaac ; pourtant, la réalité de son action, appartenant au général, fait qu'il est, et reste, un meurtrier.

[...]

[...] Celui qui a appris qu'exister comme individu est, de toutes, la chose la plus terrible, ne doit pas avoir peur de dire qu'il s'agit aussi de la plus grande ; [...] Car celui qui possède un véritable respect de soi, et qui se préoccupe de son âme, est convaincu que l'homme qui est son propre maître, seul dans le monde entier, mène une vie plus austère et retirée qu'une jeune fille dans sa chambre. [...]

Examinons maintenant d'un peu plus près la détresse et l'angoisse qui se trouvent dans le paradoxe de la foi. Le héros tragique renonce à lui-même pour exprimer le général ; le chevalier de la foi, lui, renonce au général pour devenir l'individu. [...]

[...]

L'individu seul peut décider s'il est maintenant véritablement le jouet d'une obsession ou s'il est le chevalier de la foi. Le paradoxe permet toutefois de construire certains critères que même celui qui ne s'y trouve pas peut comprendre. Le véritable chevalier de la foi est toujours dans l'isolement absolu, le faux chevalier est sectaire. Ce sectarisme est une tentative pour dévier de l'étroit chemin du paradoxe et devenir le héros tragique à bon marché. Le héros tragique exprime le général et se sacrifie pour lui. Le polichinelle sectaire, au contraire, possède un théâtre privé, une troupe d'amis et de compagnons qui représentent le général, un peu comme les assesseurs de la Tabatière d'or représentent la justice. Le chevalier de la foi, quant à lui, est le paradoxe, il est l'individu, absolument et seulement l'individu, sans liens ni prétentions d'aucune sorte. [...] Les sectaires s'assourdissent mutuellement par un boucan du diable, puis tiennent l'angoisse à distance par leurs hurlements. Et cette bande de brailleurs croit pouvoir entreprendre l'escalade du ciel et y accéder par la même voie qui est celle du chevalier de la foi, lequel, dans la solitude de l'univers, ne prête l'oreille à nulle voix humaine, allant seul, chargé de sa terrible responsabilité !

Le chevalier de a foi n'a d'autre appui que lui-même, il éprouve la douleur de ne pouvoir se faire comprendre de quiconque, mais il n'éprouve point le vain désir de guider autrui. Sa douleur est l'assurance [qu'il bat le bon sentier], il ignore, lui, le vain désir ; son âme est par trop sérieuse. [...] Le véritable chevalier de la foi est un témoin, jamais un maître ; en cela repose son humanité profonde, laquelle est bien davantage encore que cette sotte participation aux grandeurs et aux misères d'autrui, participation qu'on honore du nom de « sympathie », alors qu'elle n'est que vanité. Que celui qui ne veut être que témoin avoue que nul homme, fut-il le plus négligeable, n'a besoin de la sympathie d'autrui, non plus que d'être abaissé pour qu'un autre soit exalté. Mais puisque l'on ne vend pas à rabais ce que l'on a acheté au prix fort, ainsi le témoin n'est point si misérable d'accepter l'admiration des hommes en échange de son secret mépris ; il sait que la vraie grandeur est également accessible à tous.

Ou bien un devoir absolu envers Dieu existe, et il coïncide alors avec le paradoxe décrit ici, lequel veut que l'individu, comme individu, soit plus haut que le général et qu'il se trouve, par conséquent, dans un rapport absolu avec l'absolu — ou bien la foi n'a jamais été, parce qu'elle a toujours été, ou encore, pour situer les choses autrement, Abraham est perdu, et le texte de Luc 14, ainsi que les autres passages correspondants et semblables, doivent être interprétés à la manière endimanchée de l'exégète.

La répétition

[Espoir, ressouvenir et répétition][8]

Lorsque les Éléates réfutèrent le mouvement, Diogène fit office, comme chacun sait, de contradicteur. Il s'opposa réellement, ne prononçant pas un seul mot, mais se contentant de marcher de long en large, signifiant ainsi clairement qu'il avait réfuté la chose. M'étant longuement consacré à ce problème, occasionnellement tout au moins : une répétition est-elle possible et quelle signification lui donner, une chose peut-elle gagner ou perdre à être renouvelée, cette idée me vint soudain à l'esprit : après tout, tu peux aller à Berlin, que tu as déjà visitée, vérifier si une répétition est possible, et ce qu'elle pourrait signifier. Chez moi, j'étais resté presque bloqué sur ce problème. On dira ce qu'on voudra, il jouera un rôle très important dans la nouvelle philosophie, car la répétition est une expression essentielle de « la réminiscence » chez les Grecs. Comme ils l'enseignèrent, toute connaissance est réminiscence ; de même, la nouvelle philosophie enseignera que la vie est répétition. Leibniz (dans Théodicée, § 360) est le seul philosophe moderne à avoir eu une idée de la chose. La répétition et le ressouvenir représentent le même mouvement, mais en sens opposé ; car ce dont on se souvient a été, c'est une répétition en arrière. En revanche, on se souvient de la véritable répétition en allant vers l'avant. C'est pourquoi, quand elle est possible, la répétition rend l'homme heureux, tandis que le ressouvenir le rend malheureux, sous réserve bien entendu qu'il se donne le temps de vivre et ne cherche pas, dès sa naissance, à trouver une excuse pour se soustraire de nouveau à la vie, par exemple sous prétexte d'avoir oublié quelque chose.

D'après un auteur, l'amour du ressouvenir est le seul heureux. Il a en cela tout à fait raison, lorsqu'on se souvient simplement qu'il commence d'abord par rendre l'homme malheureux. L'amour de la répétition est en vérité le seul heureux. Tout comme le ressouvenir, il ne présente pas l'inquiétude de l'espoir, ni l'angoisse de l'aventure et de la découverte, pas plus que la mélancolie du ressouvenir ; il a la sainte assurance de l'instant présent. L'espoir est un habit neuf, raide et serré, étincelant, bien qu'on ne l'ait jamais porté et que, par conséquent, on ignore s'il vous va, ou s'il vous siéra. Le ressouvenir est un vieil habit qui, si beau soit-il, ne vous va plus, car vous avez grandi. La répétition est un habit inusable qui vous tient comme il faut tout en restant souple, sans vous étouffer ni ballonner. L'espoir est une ravissante jeune fille qui vous glisse entre les doigts ; le ressouvenir est une belle femme d'âge mûr qui pourtant n'a jamais fait votre affaire quand il le fallait ; la répétition est une épouse adorée qui ne vous lasse jamais, car seule la nouveauté est lassante. On ne se lasse jamais de l'ancien, et sa possession ne peut que vous rendre heureux. Seul sera vraiment heureux celui qui ne se trahit pas en imaginant que la répétition devrait être quelque chose de nouveau, car il s'en lassera. Espérer, se ressouvenir, est le propre de la jeunesse, mais c'est le propre du courage que de souhaiter la répétition. Celui qui se contente d'espérer est un lâche ; celui qui se contente du ressouvenir est un voluptueux ; mais celui qui souhaite la répétition est un homme ; plus il est ferme dans ses préparatifs, plus il sera un être profond. Mais celui qui ne comprend pas que la vie est répétition, et qu'elle représente la beauté même de la vie, ne mérite pas mieux le sort qui l'attend, c'est-à-dire périr ; car l'espérance est un fruit tentateur qui vous laisse sur votre faim. Le ressouvenir est un pécule de survie chèrement gagné, qui n'assouvit pas votre faim ; mais la répétition est le pain quotidien qui contente votre faim à profusion. Quand on a fait le tour de l'existence, alors se révèle, si on a le courage de le comprendre, que la vie est une répétition, et si on veut s'en réjouir. Qui n'aura pas accompli cette démarche avant de commencer à vivre, ne parviendra jamais à vivre ; celui qui en fit le tour, mais s'en est trouvé repu, était doté d'une mauvaise constitution. En revanche, celui qui a choisi la répétition vit vraiment. Il ne court pas à la poursuite des papillons tel un garçonnet, ou ne se dresse pas sur la pointe des pieds pour observer les splendeurs de ce monde, car il les connaît. Il ne reste pas non plus assis telle une vieille femme filant sa quenouille de souvenirs. Il va tranquillement son chemin, enchanté de cette répétition ; mais, si cette répétition n'existait pas, que serait la vie ? Qui pourrait être un tableau sur lequel le temps ajoute à chaque instant une nouvelle ligne, ou bien un témoignage écrit du passé ? Qui souhaiterait se laisser émouvoir par tout ce qui est superficiel, nouveau, qui toujours divertit mollement l'âme ? Si Dieu n'avait pas souhaité la répétition, le monde n'aurait jamais été créé. Soit il aurait suivi les vagues projets de l'espérance, soit il aurait révoqué tout cela, le conservant dans le ressouvenir. Il ne l'a pas fait ; aussi le monde existe-t-il et subsiste ainsi, car il est répétition. La répétition est réalité, c'est le sérieux de l'existence. Celui qui désire la répétition a mûri dans le sérieux.

[La répétition en tant que nouveauté][9]

Il me faut sans cesse répéter que c'est à propos de la répétition que je dis tout cela. La répétition est la catégorie nouvelle qui doit être découverte. Lorsqu'on comprend quelque chose à la philosophie moderne, et que l'on n'est pas tout à fait ignorant de celle des Grecs, on voit aisément que cette catégorie explique le différend entre les éléates [Parménide, Zénon d'Élée] et Héraclite, et que la répétition est en fait ce que l'on a appelé à tort la médiation. Il est incroyable de voir tout le bruit qu'on a fait dans la philosophie hégélienne autour de la médiation, et la quantité d'inepties qui ont eu droit aux honneurs à ce sujet. Il aurait plutôt fallu examiner soigneusement la notion de médiation, et rendre ainsi un peu justice aux Grecs. Le développement de leur doctrine de l'être et du néant, le développement de « l'instant », du « non-être », etc., dament le pion à Hegel. Le terme « médiation » est étranger, alors que celui de « répétition » est un bon vieux terme danois, et je félicite la langue danoise de posséder ce terme philosophique. On n'a toujours pas expliqué à ce jour comment la médiation apparaît ; si elle est le résultat du mouvement des deux moments antagonistes, et dans quel sens elle y est déjà incluse, ou si c'est un nouvel élément qui intervient, et de quelle façon. En ce sens, l'examen du concept grec de [kinêsis], qui correspond à la catégorie moderne de « passage », mérite une grande attention. La dialectique de la répétition est simple, car ce qui est répété a existé, sinon il ne pourrait être répété ; mais c'est précisément le fait d'avoir existé qui donne à la répétition le caractère d'une nouveauté. Quand les Grecs disaient que toute connaissance est réminiscence, ils entendaient par là que tout ce qui est a été ; et quand on dit que la vie est une répétition, on signifie : la vie qui a déjà été devient maintenant actuelle. Si l'on ne possède pas la catégorie de la réminiscence ni celle de la répétition, alors toute la vie se réduit à un bruit confus et insignifiant. La réminiscence est la conception païenne de la vie, la répétition en est la moderne. La répétition constitue l'intérêt de la métaphysique, et en même temps ce sur quoi la métaphysique échoue ; la répétition est le mot d'ordre de toute conception éthique, la conditio sine qua non de tout problème dogmatique.

[...]

Quant au sens de la répétition par rapport à une chose, on peut en dire beaucoup de choses sans se rendre coupable de se répéter. Lorsque, en son temps, le professeur Ussing prononça devant la Société du 28 Mai un discours qui n'eut pas l'heur de plaire, que fit alors le professeur, lui qui à l'époque était toujours sûr de lui et impressionnant ? Il frappa du poing sur la table et déclara : « Je le répète. » Il voulait dire que son propos gagnait à être répété. Il y a quelques années, j'entendis un pasteur tenir exactement le même discours lors de deux cérémonies. S'il avait partagé l'avis du professeur, la deuxième fois, il aurait aussi frappé du poing sur la tribune et déclaré : « Je répète ce que j'ai déjà dit dimanche dernier à propos de la répétition. » Il s'en garda, et ne se fit absolument pas remarquer. Il ne partageait pas l'opinion du professeur Ussing, et qui sait ? peut-être que ce dernier ne pense-t-il plus non plus qu'il serait utile de répéter son discours une nouvelle fois ? Lors d'une fête à la Cour, la reine raconta une histoire qui fit rire tout le monde, y compris un ministre sourd. Il se leva alors et sollicita la faveur de raconter lui aussi une histoire ; il raconta la même. Question : quelle idée avait-il du sens de la répétition ? Lorsqu'un maître d'école s'écrie : « C'est la seconde fois que je le répète, Jespersen, tenez-vous tranquille ! » et que le même Jespersen reçoit un avertissement pour dissipation répétée, il est clair que, dans ce cas, la signification de la répétition est totalement opposée.

Traité du désespoir

[Le moi : rapport désespéré à lui-même (boucle)][10]

Maladie de l'esprit, du moi, le désespoir peut ainsi prendre trois figures : le désespéré inconscient d'avoir un moi (ce qui n'est pas du véritable désespoir) ; le désespéré qui ne veut pas être lui-même et celui qui veut l'être.

L'homme est esprit. Mais qu'est-ce que l'esprit ? C'est le moi. Mais alors, le moi ? Le moi est un rapport se rapportant à lui-même, autrement dit, il est dans le rapport l'orientation intérieure de ce rapport ; le moi n'est pas le rapport, mais le retour sur lui-même du rapport.

L'homme est une synthèse d'infini et de fini, de temporel et d'éternel, de liberté et de nécessité, bref une synthèse. Une synthèse est le rapport de deux termes. De ce point de vue le moi n'existe pas encore.

Dans un rapport entre deux termes, le rapport entre un tiers comme unité négative et les deux termes se rapportent au rapport, chacun existant dans son rapport au rapport ; ainsi pour ce qui est de l'âme, la relation de l'âme et du corps n'est qu'un simple rapport. Si, au contraire, le rapport se rapporte à lui-même, ce dernier rapport est un tiers positif et nous avons le moi.

Un tel rapport, qui se rapporte à lui-même, un moi, ne peut avoir été posé que par lui-même ou par un autre.

Si le rapport qui se rapporte à lui-même a été posé par un autre, ce rapport, certes, est bien un tiers, mais ce tiers est encore en même temps un rapport, c'est-à-dire qu'il se rapporte à ce qui a posé tout le rapport.

Un tel rapport ainsi dérivé ou posé est le moi de l'homme : c'est un rapport qui se rapporte à lui-même et, ce faisant, à un autre. De là vient qu'il y a deux formes du véritable désespoir. Si notre moi s'était posé lui-même, il n'en existerait qu'une : ne pas vouloir être soi-même, vouloir se débarrasser de son moi, et il ne saurait s'agir de cette autre : la volonté désespérée d'être soi-même. Ce qu'en effet cette formule-ci traduit, c'est la dépendance de l'ensemble du rapport, qui est le moi, c'est-à-dire l'incapacité du moi d'atteindre par ses seules forces à l'équilibre et au repos : il ne le peut, dans son rapport à lui-même, qu'en se rapportant à ce qui a posé l'ensemble du rapport. Bien plus : cette seconde forme de désespoir (la volonté d'être soi) désigne si peu un mode spécial de désespérer, qu'au contraire, tout désespoir se résout finalement en lui et s'y ramène. Si l'homme qui désespère est, ainsi qu'il le croit, conscient de son désespoir, s'il n'en parle en absurde comme d'un fait advenu du dehors (un peu comme quelqu'un qui souffre du vertige et, dupe de ses nerfs, en parle comme d'une lourdeur sur sa tête, comme d'un corps qui serait tombé sur lui, etc., alors que lourdeur ou pression, ce n'est, sans rien d'externe, qu'une sensation interne, retournée), si ce désespéré veut à toutes forces, par lui-même et rien que par lui-même, supprimer le désespoir, il dit qu'il n'en sort pas et que tout son effort illusoire l'y enfonce seulement davantage. La discordance du désespoir n'est pas une simple discordance, mais celle d'un rapport, qui, tout en se rapportant à lui-même, est posé par un autre ; ainsi la discordance de ce rapport, existant en soi, se reflète en outre à l'infini dans son rapport à son auteur.

Voici donc la formule qui décrit l'état du moi, quand le désespoir en est entièrement extirpé : en s'orientant vers lui-même, en voulant être lui-même, le moi plonge, à travers sa propre transparence, dans la puissance qui l'a posé.

Désespoir virtuel et désespoir réel[11]

Le désespoir est-il un avantage ou un défaut ? L'un et l'autre en dialectique pure. À n'en retenir que l'idée abstraite, sans penser de cas déterminé, on devrait le tenir pour un avantage énorme. Être passible de ce mal nous place au-dessus de la bête, progrès qui nous distingue bien autrement que la marche verticale, signe de notre verticalité infinie ou du sublime de notre spiritualité. La supériorité de l'homme sur l'animal, c'est donc d'en être passible, celle du chrétien sur l'homme naturel, c'est d'en être conscient, comme sa béatitude est d'en être guéri.

Ainsi, c'est un avantage infini de pouvoir désespérer, et, cependant, le désespoir n'est pas seulement la pire des misères, mais notre perdition. D'habitude le rapport du possible au réel se présente autrement, car si c'est un avantage, par exemple, de pouvoir être ce qu'on souhaite, c'en est un encore plus grand de l'être, c'est-à-dire que le passage du possible au réel est un progrès, une montée. Par contre, avec le désespoir, du virtuel au réel on tombe, et la marge infinie d'habitude du virtuel sur le réel mesure ici la chute. C'est donc s'élever que de n'être pas désespéré. Mais notre définition est encore équivoque. La négation, ici, n'est pas la même que de n'être pas boiteux, n'être pas aveugle, etc. Car si ne pas désespérer équivaut au défaut absolu de désespoir, le progrès, alors, c'est le désespoir. Ne pas être désespéré doit signifier la destruction de l'aptitude à l'être : pour qu'un homme vraiment ne le soit pas, il faut qu'à chaque instant il en anéantisse en lui la possibilité. D'habitude le rapport du virtuel au réel est autre. Les philosophes disent bien que le réel, c'est du virtuel détruit ; sans pleine justesse toutefois, car c'est du virtuel comblé, du virtuel agissant. Ici, au contraire, le réel (n'être pas désespéré), une négation par conséquent, c'est du virtuel impuissant et détruit ; d'ordinaire le réel confirme le possible, ici il le nie.

Le désespoir est la discordance interne d'une synthèse dont le rapport se rapporte à lui-même. Mais la synthèse n'est pas la discordance, elle n'en est que le possible, ou encore elle l'implique. Sinon, il n'y aurait trace de désespoir, et désespérer ne serait qu'un trait humain, inhérent à notre nature, c'est-à-dire qu'il n'y aurait pas de désespoir, mais ce ne serait qu'un accident pour l'homme, une souffrance, comme une maladie où l'on tombe, ou comme la mort, notre lot à tous. Le désespoir est donc en nous ; mais si nous n'étions une synthèse, nous ne pourrions désespérer, et si cette synthèse n'avait pas reçu de Dieu en naissant sa justesse, nous ne le pourrions pas non plus.

D'où vient donc le désespoir ? Du rapport où la synthèse se rapporte à elle-même, car Dieu, en faisant de l'homme ce rapport, le laisse comme échapper de sa main, c'est-à-dire que, dès lors, c'est au rapport à se diriger. Ce rapport, c'est l'esprit, le moi, et là gît la responsabilité dont dépend toujours tout désespoir, tant qu'il existe ; dont il dépend en dépit des discours et de l'ingéniosité des désespérés à se leurrer et leurrer les autres, en le prenant pour un malheur — comme dans le cas du vertige que le désespoir, quoique différent de nature, sur plus d'un point rappelle, le vertige étant à l'âme comme le désespoir à l'esprit et fourmillant d'analogies avec lui.

Puis, quand la discordance, le désespoir, est là, s'ensuit-il sans plus qu'elle persiste ? Point du tout ; la durée de la discordance ne vient pas de la discordance, mais du rapport qui se rapporte à lui-même. Autrement dit, chaque fois qu'une discordance se manifeste, et tant qu'elle existe, il faut remonter au rapport.

On dit, par exemple, que quelqu'un attrape une maladie, mettons par imprudence. Puis le mal se déclare, et, dès ce moment, c'est une réalité, dont l'origine est de plus en plus du passé. On serait un cruel et un monstre de reprocher tout le temps au malade, d'être en train d'attraper la maladie, comme afin de dissoudre à tout instant la réalité du mal en son possible. Eh ! oui ! il l'a attrapée par sa faute, mais ce n'a été qu'une fois sa faute. La persistance du mal n'est qu'une simple conséquence de l'unique fois qu'il l'a attrapée, à laquelle on ne peut, à tout instant, en ramener le progrès ; il l'a attrapée, mais on ne peut pas dire qu'il l'attrape encore. Les choses se passent autrement dans le désespoir ; chacun de ses instants réels est à ramener à sa possibilité, à chaque instant qu'on désespère, on attrape le désespoir ; toujours le présent s'évanouit en passé réel, à chaque instant réel du désespoir le désespéré porte tout le possible passé comme un présent. Ceci vient de ce que le désespoir est une catégorie de l'esprit, et s'applique dans l'homme à son éternité. Mais, cette éternité, nous n'en pouvons être quitte de toute éternité ; ni surtout la rejeter d'un seul coup ; à chaque instant où nous sommes sans elle, c'est que nous l'avons rejetée ou que nous la rejetons — mais elle revient, c'est-à-dire qu'à chaque instant que nous désespérons, nous attrapons le désespoir.

Car le désespoir n'est pas une suite de la discordance, mais du rapport orienté sur lui-même. Et ce rapport à soi-même, l'homme n'en peut pas plus être quitte que de son moi, ce qui n'est, du reste, que le même fait, puisque le moi c'est le retour du rapport sur lui-même.

Le désespoir est la « maladie mortelle »[12]

Cette idée de « maladie mortelle » doit être prise en un sens spécial. À la lettre elle signifie un mal dont le terme, dont l'issue est la mort et sert alors de synonyme d'une maladie dont on meurt. Mais ce n'est point en ce sens qu'on peut appeler ainsi le désespoir ; car, pour le chrétien, la mort même est un passage à la vie. À ce compte, aucun mal physique n'est pour lui « maladie mortelle ». La mort finit les maladies, mais n'est pas un terme en elle-même. Mais une « maladie mortelle » au sens strict veut dire un mal qui aboutit à la mort, sans plus rien après elle. Et c'est cela le désespoir.

Mais en un autre sens, plus catégoriquement encore, il est la « maladie mortelle ». Car loin qu'à proprement parler on en meure, ou que ce mal finisse avec la mort physique, sa torture, au contraire, c'est de ne pouvoir mourir, comme dans l'agonie le mourant qui se débat avec la mort sans pouvoir mourir. Ainsi être malade à mort, c'est ne pouvoir mourir, mais ici la vie ne laisse d'espoir, et la désespérance, c'est le manque du dernier espoir, le manque de la mort. Tant qu'elle est le suprême risque, on espère en la vie ; mais quand on découvre l'infini de l'autre danger, on espère dans la mort. Et quand le danger grandit tant que la mort devient l'espoir, le désespoir c'est la désespérance de ne pouvoir même mourir.

Dans cette ultime acception le désespoir est donc la « maladie mortelle », ce supplice contradictoire, ce mal du moi : éternellement mourir, mourir sans pourtant mourir, mourir la mort. Car mourir veut dire que tout est fini, mais mourir la mort signifie vivre sa mort ; et la vivre un seul instant, c'est la vivre éternellement. Pour qu'on meure de désespoir comme d'une maladie, ce qu'il y a d'éternel en nous, dans le moi, devrait pouvoir mourir, comme fait le corps de maladie. Chimère ! Dans le désespoir le mourir se change continuellement en vivre. Qui désespère ne peut mourir ; « comme un poignard ne vaut rien pour tuer des pensées », jamais le désespoir, ver immortel, inextinguible feu, ne dévore l'éternité du moi, qui est son propre support. Mais cette destruction d'elle-même qu'est le désespoir est impuissante, et ne parvient à ses fins. Sa volonté propre c'est de se détruire, mais c'est ce qu'elle ne peut, et cette impuissance même est une seconde forme de destruction d'elle-même, où le désespoir manque une seconde fois son but, la destruction du moi ; c'est, au contraire, une accumulation d'être ou la loi même de cette accumulation. C'est là l'acide, la gangrène du désespoir, ce supplice dont la pointe, tournée vers l'intérieur, nous enfonce toujours plus dans une autodestruction impuissante. Loin de consoler le désespéré, tout au contraire l'échec de son désespoir à le détruire est une torture, qui ravive sa rancune, sa dent ; car c'est en accumulant sans cesse dans le présent du désespoir passé, qu'il désespère de ne pouvoir se dévorer ni se défaire de son moi, ni s'anéantir. Telle est la formule d'accumulation du désespoir, la poussée de la fièvre dans cette maladie du moi.

L'homme qui désespère a un sujet de désespoir, c'est ce qu'on croit un moment, pas plus ; car déjà surgit le vrai désespoir, la vraie figure du désespoir. En désespérant d'une chose, au fond l'on désespérait de soi et, maintenant, l'on veut se défaire de son moi. Ainsi, quand l'ambitieux qui dit « Être César ou rien » n'arrive pas à être César, il en désespère. Mais cela a un autre sens, c'est de n'être point devenu César, qu'il ne supporte plus d'être lui-même. Ce n'est donc pas de n'être point devenu César qu'au fond il désespère, mais de ce moi qui ne l'est point devenu. Ce même moi autrement qui eût fait toute sa joie, joie d'ailleurs non moins désespérée, le lui voilà maintenant plus insupportable que tout. À y regarder de plus près, l'insupportable, pour lui, n'est pas de n'être point devenu César, mais c'est ce moi qui ne l'est pas devenu ; ou plutôt ce qu'il ne supporte point, c'est de ne pouvoir pas se défaire de son moi. Il l'eût pu, s'il était devenu César ; mais il ne l'est devenu et notre désespéré n'en peut plus être quitte. Dans son essence, son désespoir ne varie pas, car il ne possède pas son moi, il n'est pas lui-même. Il ne le serait pas devenu, il est vrai, en devenant César, mais il se fût défait de son moi ; en ne devenant pas César, il désespère de ne pouvoir en être quitte. C'est donc une vue superficielle de dire d'un désespéré (faute sans doute d'en avoir jamais vu, ni même de s'être vu), comme si c'était son châtiment, qu'il détruit son moi. Car c'est justement ce dont, à son désespoir, à son supplice, il est incapable, puisque le désespoir a mis le feu à quelque chose de réfractaire, d'indestructible en lui, au moi.

Désespérer d'une chose n'est donc pas encore du véritable désespoir, c'en est le début, il couve, comme disent d'un mal les médecins. Puis le désespoir se déclare : on désespère de soi. Regardez une jeune fille désespérée d'amour, c'est-à-dire de la perte de son ami, mort ou volage. Cette perte n'est pas du désespoir déclaré, mais c'est d'elle-même qu'elle désespère. Ce moi, dont elle se fût défait, qu'elle eût perdu sur le mode le plus délicieux s'il était devenu le bien de « l'autre », maintenant ce moi fait son ennui, puisqu'il doit être un moi sans « l'autre ». Ce moi qui eût été — d'ailleurs en un autre sens aussi désespéré — pour elle son trésor, maintenant lui est un vide abominable, quand « l'autre » est mort, ou comme une répugnance, puisqu'il lui rappelle l'abandon. Essayez donc d'aller lui dire : « Ma fille tu te détruis », et vous entendrez sa réponse : « Hélas ! non, ma douleur, justement, c'est de n'y parvenir. »

Désespérer de soi, désespéré, vouloir se défaire de soi, telle est la formule de tout désespoir et la seconde : désespéré, vouloir être soi-même, se ramène à elle, comme nous avons ramené plus haut (voir chap. I) au désespoir où l'on veut être soi, celui où l'on refuse de l'être. Qui désespère veut, dans son désespoir, être lui-même. Mais alors, c'est qu'il ne veut pas se débarrasser de son moi ? En apparence, non ; mais à y regarder de près, on retrouve bien toujours la même contradiction. Ce moi, que ce désespéré veut être, est un moi qu'il n'est point (car vouloir être le moi qu'il est véritablement, c'est le contraire même du désespoir), ce qu'il veut, en effet, c'est détacher son moi de son auteur. Mais, ici, il échoue malgré qu'il désespère, et, nonobstant tous les efforts du désespoir, cet Auteur reste le plus fort et le contraint d'être le moi qu'il ne veut être. Mais ce faisant l'homme désire toujours se défaire de son moi, du moi qu'il est, pour devenir un moi de sa propre invention. Être ce « moi » qu'il veut eût fait toutes ses délices — quoique en un autre sens son cas aurait été aussi désespéré — mais cette sienne contrainte d'être ce moi qu'il ne veut être, c'est son supplice : il ne peut se débarrasser de lui-même.

Socrate prouvait l'immortalité de l'âme par l'impuissance de la maladie de l'âme (le péché) à la détruire, comme la maladie fait du corps. On peut de même démontrer l'éternité de l'homme par l'impuissance du désespoir à détruire le moi, par cette atroce contradiction du désespoir. Sans éternité en nous-mêmes nous ne pourrions désespérer ; mais s'il pouvait détruire le moi, il n'y aurait pas non plus alors de désespoir.

Tel est le désespoir, ce mal du moi, « la Maladie mortelle ». Le désespéré est un malade à mort. Plus qu'en aucun autre mal, c'est au plus noble de l'être qu'ici le mal s'attaque ; mais l'homme n'en peut mourir. La mort n'est pas ici le terme du mal, elle est ici un terme interminable. Nous sauver de ce mal, la mort même ne le peut, car ici le mal avec sa souffrance et... la mort, c'est de ne pouvoir mourir.

C'est là l'état de désespoir. Et le désespéré a beau ne pas s'en douter, il a beau réussir (surtout vrai dans le désespoir qui s'ignore) à perdre son moi, et à le perdre si bien qu'on n'en voie plus de traces : l'éternité fera quand même éclater le désespoir de son état, et le clouera à son moi ; ainsi le supplice reste toujours de ne pouvoir se défaire de soi-même, et l'homme découvre bien alors toute son illusion d'avoir cru s'en défaire. Et pourquoi s'étonner de cette rigueur ? puisque ce moi, notre avoir, notre être, est à la fois la suprême concession infinie de l'Éternité à l'homme et sa créance sur lui.

Diapsalmata

Discours d'un extatique[13]

Marie-toi, tu le regretteras ; ne te marie pas, tu le regretteras également ; marie-toi ou ne te marie pas, tu regretteras l'un et l'autre ; que tu te maries ou que tu n'en fasses rien, tu le regretteras dans les deux cas. Ris des folies du monde, tu le regretteras ; pleure sur elles, tu le regretteras également ; ris des folies du monde ou pleure sur elles, tu regretteras l'un et l'autre ; que tu ries des folies du monde ou que tu pleures sur elles, tu le regretteras dans les deux cas. Crois une jeune fille, tu le regretteras ; ne la crois pas, tu le regretteras également ; crois une jeune fille ou ne la crois pas, tu regretteras l'un et l'autre ; que tu croies une jeune fille ou que tu n'en fasses rien, tu le regretteras dans les deux cas. Pends-toi, tu le regretteras ; ne le fais pas, tu le regretteras également ; pends-toi ou non, tu regretteras l'un et l'autre ; que tu te pendes ou que tu n'en fasses rien, tu le regretteras dans les deux cas. Tel est, Messieurs, le résumé de tout l'art de vivre. [...]

[Le bouffon][14]

Le feu prit un jour dans les coulisses d'un théâtre. Le bouffon vint en avertir le public. On crut à un mot plaisant et l'on applaudit ; il répéta, les applaudissements redoublèrent. C'est ainsi, je pense, que le monde périra dans l'allégresse générale des gens spirituels persuadés qu'il s'agit d'un "Witz" [d'une plaisanterie].

[Contradictions sur le sens de la vie][15]

Quel est en définitive le sens de cette vie ? Si l'on répartit les hommes en deux grandes classes, on peut dire que l'une travaille pour vivre, tandis que l'autre n'en a pas besoin. Mais le but de la vie ne peut être de travailler pour vivre ; il est en effet contradictoire qu'une production constante des conditions fournisse la réponse à la question de connaître le sens de la chose à conditionner par cette production. En général, la vie des autres n'a pas non plus d'autre sens que de consommer les conditions. Si l'on prétend que le sens de la vie est de mourir, on est encore, semble-t-il, en présence d'une contradiction.

[Le rire, choix suprême][16]

Il m'est arrivé quelque chose d'étrange. J'ai été ravi au septième ciel. Là, tous les dieux étaient assemblés. Par grâce spéciale me fut accordée la faveur, de formuler un voeu. « Veux-tu, me dit Mercure, veux-tu la jeunesse, la beauté, la puissance, une longue vie, la plus belle des jeunes filles, ou telle autre merveille parmi toutes celles que nous avons dans notre coffre ? Choisis, mais ne choisis qu'une chose. » Je fus un instant perplexe, puis je m'adressai aux dieux en ces termes : « Très honorés contemporains, je choisis une seule chose, c'est d'avoir toujours le rire de mon côté. » Pas un dieu ne répondit un mot, mais tous ils éclatèrent de rire. J'en conclus que ma prière était exaucée et que les dieux savaient s'exprimer avec goût ; car il eût été malséant de répondre avec un grand sérieux « Que cela te soit accordé. » [17]

La foule c'est le mensonge[18]
(Note 1 - Sur la dédicace « à l'individu »[19])

Cher ! Accepte cette dédicace ; elle est donnée comme à l'aveuglette, mais aussi en toute sincérité, sans se laisser troubler par quelque considération ! Je ne sais qui tu es, où tu es, quel est ton nom. Pourtant, tu es mon espoir, ma joie, mon orgueil et, dans mon ignorance à ton sujet, mon honneur. Il me réconforte de penser que l'occasion favorable t'est maintenant donnée ; en bonne foi, je l'ai eue en vue au cours de mon travail et dans mon travail. Car, à supposer que s'établisse dans le monde l'usage de lire mes écrits ou de prétendre les avoir lus, en espérant y gagner quelque avantage mondain, l'on n'aurait pas alors l'occasion opportune, puisque au contraire l'incompréhension aurait pris le dessus en me dupant aussi, si je n'avais pris soin de la prévenir.

D'une part, c'est là en moi, comme je le désire d'ailleurs, un changement possible tenant à la disposition de mon âme et de mon esprit, changement sans aucune prétention et qui, loin d'en élever une, témoigne plutôt d'une concession ; et d'autre part, il s'agit là d'une conception soigneusement méditée, et bien méditée, de « la Vie », de « la Vérité », du « Chemin[20] ».

Il est une conception de la vie pour laquelle là où est la foule, là aussi est la vérité ; la vérité est dans la nécessité d'avoir pour elle la foule[21]. Mais il en est une autre ; pour elle, partout où est la foule, là aussi est le mensonge, si bien que — pour porter un instant la question à l'extrême   si tous les Individus détenaient chacun séparément et en silence la vérité, néanmoins, s'ils se réunissaient en foule (qui prendrait alors une signification décisive quelconque, par le vote, par le tapage, par la parole), l'on aurait aussitôt le mensonge[22].

Car « la foule » est le mensonge. La parole de l'apôtre Paul a une valeur éternelle, divine, chrétienne : « Un seul atteint le but »[23] ; et elle ne tient pas sa valeur de la comparaison, où entrent aussi « les autres ». En d'autres termes, chacun peut être ce seul, et Dieu l'y aidera — mais un seul atteint le but ; et cela veut dire encore que chacun doit se mêler aux « autres » avec prudence et ne parler pour l'essentiel qu'à Dieu et qu'à soi — car un seul atteint le but ; et cela signifie de plus que l'homme est en parenté avec la divinité, ou qu'être homme, c'est être de race divine. — Dans le monde, la temporalité, l'agitation, la société et l'amitié, on dit : « Quelle absurdité qu'un seul atteigne le but ; il est beaucoup plus probable que plusieurs y parviennent ensemble ; et si nous sommes nombreux, la chose sera plus certaine et en même temps plus facile pour chacun. » À coup sûr, la chose est beaucoup plus vraisemblable ; et elle est vraie aussi à l'égard de tous les buts terrestres et sensibles ; et elle est la seule vérité quand cette manière de voir finit par prévaloir, car elle abolit alors Dieu, l'éternité et la parenté de « l'homme » avec la divinité ; elle abolit tout cela ou le réduit à la fable pour y substituer la conception moderne (du reste la même que celle de l'ancien paganisme), de sorte qu'être homme, c'est appartenir à titre d'exemplaire à une espèce douée de raison, et que l'espèce est supérieure à l'individu, ou encore, qu'il n'y a que des exemplaires et non des individus. — Mais l'éternité s'élève bien au-dessus de la temporalité, paisible comme le firmament, et Dieu qui de la sublime et calme félicité du ciel embrasse du regard sans le moindre vertige ces innombrables millions d'hommes dont il connaît chacun, Dieu, le grand examinateur, déclare : un seul atteint le but ; c'est-à-dire que chacun devrait devenir ce seul, mais un seul atteint le but. — Où donc il y a foule, là où elle prend une importance décisive, là on ne travaille pas, on ne vit pas, on ne tend pas vers le but suprême, mais uniquement vers tel ou tel but terrestre ; car pour l'éternel — le décisif — il ne peut y avoir de travail que là où se trouve un seul homme ; et devenir ce seul que tous peuvent être, c'est vouloir accepter l'aide de Dieu — « la foule », c'est le mensonge.

La foule, non celle-ci ou celle-là, actuelle ou de jadis, composée d'humbles ou de grands, de riches ou de pauvres, etc., mais la foule envisagée dans le concept[24], la foule, c'est le mensonge ; car ou bien elle provoque une totale absence de repentir et de responsabilité ou, du moins, elle atténue la responsabilité de l'individu en la fractionnant. Aucun simple soldat n'osa porter la main sur Caius Marius[25] ; cette conduite fut la vérité. Mais que trois ou quatre femmes eussent eu conscience d'être la foule ou se fussent imaginé l'être, tout en nourrissant l'espoir de l'impossibilité pour personne de dire qui a commencé : elles en auraient alors eu le courage ; quel mensonge ! Le mensonge, c'est d'abord que « la foule » ferait, soit ce que fait seul l'Individu au sein de la foule, soit en tout cas ce que fait chacun pris isolément. Car la foule est une abstraction et n'a pas de mains ; par contre, tout homme en a ordinairement deux, et quand, isolément, il les porte sur Caius Marius, ce sont bien les siennes et non celles du voisin et encore moins celles de la foule qui n'en a pas. Le mensonge, c'est ensuite que la foule aurait « le courage » de le faire, puisque jamais même le plus lâche de tous les lâches pris individuellement ne l'est comme l'est toujours la foule. Car tout homme qui se réfugie dans la foule et fuit ainsi lâchement la condition de l'Individu (qui, ou bien a le courage de porter la main sur Caius Marius, ou bien du moins celui d'avouer qu'il en manque), contribue pour sa part de lâcheté à « la lâcheté » qui est : foule. — Prends le plus sublime exemple, imagine Christ — et toute l'humanité, tous les hommes nés et à naître ; suppose encore que la situation soit celle de l'Individu seul avec Christ dans un milieu solitaire, s'avançant vers lui et lui crachant au visage : jamais n'est né ni ne naîtra l'homme ayant ce courage ou cette impudence ; et cette attitude est la vérité. Mais quand ils furent en foule, ils eurent ce courage[26] — effroyable mensonge !

La foule, c'est le mensonge. C'est pourquoi, au fond, nul ne méprise plus la condition de l'homme que ceux qui font profession d'être à la tête de la foule. Que l'un de ces meneurs voie un homme venir le trouver : certes, il ne s'en soucie pas ; c'est beaucoup trop peu ; il le renvoie orgueilleusement ; il ne reçoit pas à moins de centaines. Et s'il y en a mille, il s'incline alors devant la foule et distribue force courbettes ; quel mensonge ! Non, quand il s'agit d'un homme isolé, on doit exprimer la vérité en respectant la condition humaine ; et si peut-être suivant le langage cruel, il s'agit d'un pauvre diable d'homme, on a le devoir de l'inviter chez soi dans la meilleure pièce et, si l'on a plusieurs voix, de prendre la plus charitable et la plus amicale : cette conduite est la vérité. En revanche, si l'on a une assemblée de milliers de personnes sinon davantage, et qu'on mette « la vérité » aux voix, on a le devoir — à moins de préférer dire en silence le « délivre-nous du mal » de Notre Père — on a le devoir d'exprimer dans la crainte de Dieu que la foule comme tribunal éthique et religieux est le mensonge, tandis qu'il est éternellement vrai que chacun peut être le seul. Cela est la vérité.[27]

La foule, c'est le mensonge. Christ fut crucifié parce que, tout en s'adressant à tous, il ne voulut pas avoir affaire avec la foule, ne voulut pas son secours, s'en détourna à cet égard inconditionnellement, ne voulut pas fonder de parti, n'autorisa pas le vote, mais voulut être ce qu'il était, la Vérité qui se rapporte à l'Individu. — Et c'est pourquoi tout homme qui veut en vérité servir la Vérité est eo ipso [par cela même] martyr de façon ou d'autre ; si, dès le sein de sa mère, un homme pouvait prendre la résolution de vouloir en vérité servir « la Vérité », il serait eo ipso martyr dès le sein de sa mère, quel que fût d'ailleurs son supplice. Car il ne faut pas un grand art pour gagner la foule ; il suffit d'un peu de talent, d'une certaine dose de mensonge, et d'un peu de connaissance des passions humaines. Mais nul témoin de Vérité — et chacun de nous, toi et moi, nous devrions l'être — ne doit mêler sa voix à celle de la foule. Le témoin de la Vérité est bien entendu complètement étranger à la politique et il doit surtout veiller avec la dernière énergie à ne pas être confondu avec un politicien ; il a pour tâche, dans la crainte de Dieu, de se commettre si possible avec tous, mais toujours individuellement, de parler à chacun isolément, dans la rue et sur la place — pour disperser, ou de parler à la foule non pour la former, mais pour que tel ou tel s'en retourne chez lui de l'assemblée pour devenir l'Individu. En revanche, le témoin de la vérité a « la foule » en horreur quand on en fait le tribunal de « la vérité » et voit dans son verdict le jugement ; elle lui répugne plus qu'à une honnête jeune fille une salle de danse. Quant à ceux qui s'adressent à « la foule » comme à un tribunal, il les considère comme les instruments du mensonge. Car, pour le redire encore : ce qui se justifie en partie et parfois entièrement en politique et dans les domaines semblables, devient le mensonge quand on le reporte sur le terrain de l'intellectualité, de l'esprit, de la religiosité. Et par un surcroît peut-être exagéré de précaution, j'ajouterai ce simple mot : par « Vérité », j'entends constamment « la Vérité éternelle ». Mais la politique, etc., n'ont rien à faire avec « la Vérité éternelle ». Une politique qui voudrait sérieusement introduire dans la réalité « la Vérité éternelle » en ce sens strict, se révélerait à la même seconde et au plus haut degré comme la plus « contraire à la politique » qu'on pût concevoir.

La foule, c'est le mensonge. Et je me prendrais à pleurer, en tout cas à soupirer après l'éternité en songeant à la misère de notre temps, même si on le compare simplement à l'immense détresse de l'antiquité, quand je vois la presse quotidienne et anonyme accroître cette démence grâce au « public », l'abstraction proprement dite, qui se prétend le tribunal de « la vérité » ; car les assemblées qui émettent cette prétention ne se rencontrent certes pas ; quand je vois qu'un anonyme peut faire dire par la presse jour après jour (et même en matière intellectuelle, éthique et religieuse) tout ce qu'il veut des choses dont il n'aurait peut-être nullement le courage de faire, personnellement, la moindre mention en tant qu'Individu ; quand je vois que, chaque fois qu'il ouvre — je ne saurais dire sa bouche, mais sa gueule, en s'adressant en une seule fois, mille fois à mille personnes, il peut avoir dix mille fois dix mille personnes pour répéter ce qu'il a dit — sans que nul n'ait de responsabilité ; je soupire quand je vois qu'à la différence de l'Antiquité où elle ignorait relativement le repentir, la foule est cet être tout-puissant, mais absolument dénué de repentir, qu'on appelle : personne ; qu'on a un être anonyme pour auteur, qu'un résidu anonyme constitue le public, parfois même composé d'abonnés anonymes, c'est-à-dire de personne. Personne ! Dieu du ciel, et les États se disent chrétiens. Qu'on ne soutienne pas qu'en revanche « la vérité » peut réparer le mensonge et l'erreur par le même moyen de la presse. Toi qui parles ainsi, pose-toi la question : oses-tu prétendre que les hommes pris en foule sont aussi prompts à rechercher la vérité au goût parfois amer que le mensonge toujours appétissant, quand, par surcroît, cette recherche de la vérité comporte l'aveu qu'on s'est laissé tromper ! Ou bien oses-tu seulement prétendre que « la Vérité » est d'une intelligence aussi facile que le mensonge qui n'exige aucune connaissance préalable, aucune étude, aucune discipline, aucune abstinence, aucune renonciation à soi, aucun honnête souci de soi, aucun lent travail ! Non, « la Vérité » qui a aussi en horreur la fausseté selon laquelle elle n'aurait d'autre but que de se répandre, n'est pas aussi vite sur pied. En premier lieu, elle ne peut agir par le fantastique, lequel est le faux ; elle n'est transmise que par un homme en sa qualité d'Individu. Par suite, sa communication s'adresse encore à l'Individu ; car cette manière de considérer la vie que représente l'Individu est justement la vérité. Elle ne peut être transmise ni reçue sinon sous le regard de Dieu, sinon par le secours de Dieu, sinon par Dieu qui est l'intermédiaire comme il est la Vérité. Elle ne peut donc être transmise et reçue que par « l'Individu » qui, au fond, pourrait être un chacun des vivants ; la vérité ne se détermine qu'en s'opposant à l'abstrait, au fantastique, à l'impersonnel, à « la foule » au « public » qui exclut Dieu comme intermédiaire (car le Dieu personnel ne peut être intermédiaire dans un rapport impersonnel), et par là aussi la Vérité, car Dieu est la Vérité et son intermédiaire.

Et honorer absolument tout homme pris isolément, c'est pratiquer la vérité, c'est craindre Dieu et aimer « le prochain » ; mais au point de vue éthique et religieux, voir dans « la foule » le tribunal de « la vérité », c'est nier Dieu et se mettre dans l'impossibilité d'aimer « le prochain ». Et « le prochain » est le terme d'une vérité absolue qui exprime l'égalité humaine ; si chacun aimait en vérité son prochain comme soi-même[28], on aurait inconditionnellement atteint la parfaite égalité humaine ; quiconque aime le prochain en vérité exprime inconditionnellement l'égalité humaine : tout homme qui, avouant comme je le fais, la faiblesse et l'imperfection de son effort, s'aperçoit pourtant que sa tâche consiste à aimer le prochain, reconnaît aussi en quoi consiste l'égalité humaine. Mais jamais je n'ai lu dans l'Écriture ce commandement : tu aimeras la foule, et encore moins celui-ci : dans la vie éthique et religieuse, tu reconnaîtras dans la foule le tribunal de « la vérité ». Mais, cela va de soi, aimer le prochain, c'est renoncer à soi ; aimer la foule ou feindre de l'aimer, c'est en faire le tribunal de « la vérité » ; ce chemin conduit toujours à l'obtention du pouvoir et à toutes les sortes d'avantages temporels et mondains — et il est en même temps le mensonge ; car la foule, c'est le mensonge.

Le paradoxe absolu    
Une chimère métaphysique
[Existence de Dieu][29]

Encore que Socrate fît tous ses efforts pour assembler des connaissances sur l'homme et se connaître lui-même, oui, et bien qu'il soit loué à travers les siècles comme l'homme qui connut sans doute le mieux l'homme, il avoue pourtant que son peu de goût à réfléchir sur la nature d'êtres comme Pégase et les Gorgones provenait de ce qu'il n'avait pas tout à fait élucidé une question : celle de savoir si lui-même (le connaisseur de l'homme) n'était pas un monstre plus étrange que Typhon, ou un être plus aimable et plus simple, participant par sa nature à quelque chose de divin (cf. Phèdre,§ 229 E). Ceci semble un paradoxe. Pourtant il ne faut pas penser de mal du paradoxe ; car le paradoxe est la passion de la pensée, et le penseur sans paradoxe est comme l'amant sans passion : un médiocre sujet. Mais le paroxysme de toute passion est toujours de vouloir sa propre ruine, et c'est aussi la plus haute passion de l'intelligence de vouloir le choc, nonobstant que ce choc, d'une manière ou d'une autre, doive être sa propre ruine. C'est alors le plus haut paradoxe de la pensée que de vouloir découvrir quelque chose qu'elle-même ne peut penser. Cette passion de la pensée reste au fond partout présente en elle, et aussi dans celle de l'individu, dans la mesure où, quand il pense, il n'est pas seulement lui-même. Mais l'habitude empêche de s'en apercevoir. Ainsi les naturalistes nous ont aussi révélé que la marche de l'homme n'est qu'une chute continue ; mais un homme rangé et comme il faut, qui s'en va le matin à son bureau et rentre chez lui pour dîner, pensera sans doute que c'est une exagération, car son pas est, comme on sait, la médiation ; comment pourrait-il avoir l'idée qu'il ne cesse de tomber, lui qui ne fait que suivre son nez ?

Maintenant, pour nous décider à commencer, nous allons émettre une proposition hardie ; supposons que nous sachions ce qu'est un homme[30]. [...] Si l'on ne s'en tient pas à la théorie socratique du souvenir et à l'idée que tout homme individuel est l'homme, alors Sexte l'Empirique se présente, prêt à rendre non seulement difficile, mais impossible, le passage qui se trouve dans le mot apprendre ; et Protagoras, reprenant les choses au point où Sexte en était resté, dit que tout est à la mesure de l'homme, en ce sens qu'il est la mesure pour les autres, nullement au sens socratique où l'individu est sa propre mesure, ni plus ni moins.

Ainsi donc nous savons ce qu'est l'homme, et cette connaissance, que je sous-estimerai moins que personne, peut toujours s'enrichir et devenir plus significative, et aussi, par conséquent, la vérité ; mais alors s'arrête aussi l'intelligence — comme fit Socrate ; car maintenant s'éveille la passion paradoxale de l'intelligence qui veut le scandale et, sans bien se comprendre elle-même, veut sa propre perte. Ainsi en est-il déjà avec le paradoxe de l'amour. L'homme vit tranquillement en lui-même, alors s'éveille le paradoxe de l'égoïsme en tant qu'amour pour un autre dont on regrette l'absence (l'amour de soi est au fond de tout amour ou y périt, c'est pourquoi, si nous voulons nous faire une idée d'une religion de l'amour, celle-ci ne supposerait, ne postulerait qu'une seule condition — et ceci, qui est la vérité, est aussi une épigramme — celle de s'aimer soi-même pour prescrire ensuite qu'on aime le prochain comme soi-même). Or, comme celui qui aime est transformé par le paradoxe de l'amour, en sorte qu'il ne se connaît pour ainsi dire plus (comme en témoignent les poètes, qui sont les porte-parole de l'amour, ainsi que les amants eux-mêmes, car ils n'invitent les poètes qu'à parler, et non à aimer, à leur place), de même ce paradoxe pressenti de l'intelligence réagit sur l'homme et sur sa connaissance de soi, en sorte que cet homme, qui croyait se connaître, ne sait plus maintenant avec certitude s'il n'est pas peut-être un animal plus étrangement complexe que Typhon ou s'il participe dans son être à quelque chose de plus doux et de plus divin [...].

Mais qu'est donc cet inconnu contre lequel se heurte l'intelligence dans sa passion paradoxale, et qui va jusqu'à troubler la connaissance que l'homme a de soi ? C'est l'inconnu. Mais ce n'est pourtant pas quelque homme, dans la mesure où il le connaît, ni quelque autre chose qu'il connaît. Alors, nous allons appeler cet inconnu le dieu. Ce n'est qu'un nom que nous lui donnons. Vouloir prouver que cet inconnu (le dieu) existe, ne peut guère venir à l'idée de l'intelligence. Si, en effet, le dieu n'existe pas, alors, n'est-ce pas, c'est une impossibilité de vouloir prouver son existence, mais c'est une folie s'il existe. Car justement, au moment où commence la démonstration, je l'ai présupposé, non comme douteux, ce qu'une présupposition en tant que telle ne saurait être, mais comme certain, autrement je n'aurais pas voulu commencer, comprenant facilement l'impossibilité de la preuve s'il n'existait pas. Si, au contraire, par l'expression « prouver l'existence de Dieu » j'entends vouloir prouver que cet inconnu qui existe est le dieu, alors je m'exprime d'une façon peu heureuse, car alors je ne prouve rien et moins que tout une existence, mais je développe une définition. En somme vouloir prouver que quelque chose existe est une affaire difficile, et, ce qui est pire encore pour les gens courageux qui s'y risquent, la difficulté est de telle nature que celui qui s'y attaque ne peut s'attendre à la notoriété. Toute la conduite de la preuve se transforme toujours en tout autre chose, en un développement additionnel de la conclusion que je tirais d'avoir admis que ce qui était en question existe. Ainsi ma conclusion n'aboutit jamais à l'existence, mais elle en vient, et cela que je me meuve dans le monde sensible et palpable ou dans celui de la pensée. Ainsi, je ne prouve pas qu'une pierre existe, mais que cette chose, qui existe, est une pierre ; le tribunal ne prouve pas qu'il existe un criminel, mais que l'accusé, qui évidemment existe, est un criminel. Que l'on appelle l'existence un accessorium ou l'éternel prius, elle ne pourra jamais être prouvée. Prenons bien notre temps ; nous n'avons aucune raison de nous presser comme ceux qui, préoccupés d'eux-mêmes, ou du dieu, ou d'autre chose, doivent en hâte trouver une preuve que cela existe. Quand il en est ainsi, il ne manque pas de raisons de se hâter, surtout si l'intéressé se rend compte sincèrement du risque que lui-même ou la chose dont il s'agit n'existe qu'après qu'il l'aura prouvé, et ne se dit pas secrètement en fraude qu'au fond cela existe tout de même, que ce soit prouvé ou non.

Si quelqu'un voulait, par les actes de Napoléon, prouver son existence, ne serait-ce pas au plus haut point étrange ? Car sans doute son existence explique-t-elle ses actes, mais ses actes ne prouvent pas son existence, à moins que je n'aie déjà compris le mot son de telle façon que j'ai par là admis qu'il existe. Pourtant Napoléon n'est qu'un individu, et en tant que tel ne trouve place aucun rapport absolu entre lui et ses actions, en sorte qu'un autre homme aurait pu aussi accomplir les mêmes actions. Peut-être est-ce pour cette raison que je ne peux conclure des actes à l'existence. Si j'appelle ces actes ceux de Napoléon, alors la preuve est superflue, puisque je l'ai déjà nommé ; si je l'ignore, alors je ne peux jamais prouver par ces faits que ce sont ceux de Napoléon, mais je puis (d'une façon purement abstraite) prouver que de tels actes sont ceux d'un grand général, etc. Pourtant, entre Dieu et ses actes, il y a un rapport absolu, Dieu n'est pas un nom, mais un concept, peut-être est-ce pour cette raison que son essentia involvit existentiam [essence implique l'existence].[31] Ainsi, les actes de Dieu, Dieu seul peut les faire ; tout à fait juste, mais quels sont donc les actes de Dieu ? Des actes immédiats d'où je veux prouver son existence, il n'y en a absolument pas. Ou bien serait-ce quelque chose qui crève les yeux de voir la sagesse dans la nature, la bonté ou la sagesse dans la Providence ? N'est-on pas ici en butte aux plus terribles tentations et n'est-il pas impossible de les surmonter toutes ? Mais non, d'un tel ordre des choses je ne tirerai pas quand même la preuve de l'existence de Dieu, et même si je m'y mettais je ne pourrais jamais en finir, et en même temps je devrais toujours vivre in suspenso, de peur qu'il ne m'arrive tout à coup cette chose terrible : la perte de mes petites preuves. Alors de quels actes est-ce que je tire ma preuve ? D'actes contemplés idéalement, c'est-à-dire qu'on ne peut voir d'une façon immédiate. Mais alors ce n'est donc pas d'actes que je tire ma preuve, mais je ne fais que développer l'idéalité que j'ai présupposée ; par confiance en elle, j'ose défier toutes les objections, même celles qui n'ont pas encore été élevées. Ainsi, en commençant, j'ai déjà présupposé l'idéalité et présupposé que je réussirai à la soutenir jusqu'au bout ; mais est-ce là autre chose que de présupposer l'existence du dieu, et c'est donc à proprement parler par confiance en lui que j'ai commencé.

Et maintenant comment l'existence du dieu est-elle produite par la preuve ? Cela va-t-il tout seul ? N'en va-t-il pas ici comme des poupées cartésiennes ? Dès que je lâche la poupée, elle se tient sur la tête. Dès que je la lâche ; je dois donc la lâcher. De même avec la preuve ; aussi longtemps que je la tiens (c'est-à-dire que je fournis ma démonstration), l'existence n'apparaît pas, ne serait-ce que parce que je suis en train de la prouver, mais, dès que je la lâche, l'existence est là. Mais cet acte de lâcher, il est pourtant bien aussi quelque chose, oui, il est meine Zuthat [mon ingrédient]. Ne devrait-on pas aussi en tenir compte, de ce petit instant, si court soit-il — il n'a pas besoin, n'est-ce pas, d'être long, étant un saut. Si petit que soit ce moment, même s'il n'est qu'un clin d'oeil, ce clin d'oeil doit être porté en compte. Si l'on veut l'oublier, je m'en servirai, en vue de montrer qu'il existe tout de même, pour raconter une petite anecdote. Chrysippe faisait des expériences pour arrêter le mouvement de va-et-vient d'un sorite. Carnéade ne pouvait pas arriver à saisir le moment où apparaissait réellement la qualité nouvelle. Alors Chrysippe lui dit qu'on pouvait s'arrêter un instant de dépouiller le sorite, et qu'ensuite, ensuite — ensuite on pourrait mieux comprendre. Mais Carnéade répondit : « Je t'en prie, mais pas besoin de te gêner pour moi ; tu peux non seulement t'arrêter, mais même aller te coucher, cela t'aidera tout autant, quand tu te réveilleras, nous recommencerons où tu en es resté. » Et c'est bien ainsi qu'il en est ; cela sert tout aussi peu de vouloir, par le sommeil, s'éloigner que se rapprocher de quelque chose.

Celui, donc, qui veut prouver l'existence de Dieu (dans un autre sens que de se rendre clair le concept de Dieu et sans la reservatio finalis [dernière réservation] que nous avons indiquée, que l'existence, même issue de la preuve, apparaît par un saut); il prouve, à défaut de cela, quelque chose d'autre, quelque chose qui, parfois, n'a même pas besoin d'une preuve, et en tout cas quelque chose qui n'est pas mieux prouvé ; car le fou dit dans son coeur qu'il n'y a pas de dieu, mais celui qui dit dans son coeur (ou à d'autres) : attends seulement un instant et je vais le prouver, oh, quelle rare sagesse ne montre-t-il pas[32] ! S'il n'est pas, au moment où il doit commencer la démonstration, dans une indécision parfaite au sujet de l'existence ou de la non-existence du dieu, il ne la prouve évidemment pas ; et s'il se trouve dans cette indécision, il n'en viendra jamais à commencer, en partie par crainte de ne pas réussir, car le dieu n'existe peut-être pas, en partie faute d'avoir de quoi commencer. — Dans les anciens temps, certes, on ne s'est guère occupé de pareilles choses. Socrate du moins qui, comme on dit [Hegel], a présenté la preuve physico-téléologique de l'existence de Dieu ne s'y est pas pris ainsi. Il ne cesse de présupposer que Dieu existe et, s'appuyant sur ce postulat, il cherche à pénétrer la nature par l'idée de finalité. Si on lui avait demandé les raisons de ce comportement, il aurait, sans doute, expliqué qu'il n'avait pas assez de courage pour oser se risquer dans un tel voyage de découverte sans avoir derrière lui cette assurance que Dieu existait. Sur la parole du dieu, il jette pour ainsi dire un filet pour attraper l'idée de la finalité. Car la nature elle-même trouve bien des épouvantails et des échappatoires pour jeter la confusion.

La passion paradoxale de l'intelligence se heurte donc sans cesse à cet inconnu, existant sans doute, mais inconnu aussi et en tant que tel non-existant. L'intelligence ne va pas plus loin, pourtant son sens du paradoxe la pousse à s'en approcher et à s'en occuper ; car vouloir exprimer son rapport à cet inconnu en niant son existence n'est pas correct, puisque l'énoncé de cette négation implique justement un rapport. Mais qu'est donc cet inconnu ? Car qu'il est le dieu signifie seulement pour nous, n'est-ce pas, qu'il est l'inconnu ? En disant de lui qu'il est l'inconnu parce qu'on ne peut le connaître et, le pût-on, parce qu'on ne peut l'exprimer[Gorgias], on ne satisfait pas la passion, encore que celle-ci ait correctement vu dans l'inconnu une limite. Mais la limite est justement le tourment de la passion en même temps que son aiguillon. Et pourtant elle ne peut aller plus loin sans qu'elle risque une sortie via negationis ou via eminentia[33].

Qu'est donc l'inconnu ? Il est la limite vers laquelle on ne cesse d'aller, et, en tant que tel, quand, à la détermination de mouvement est substituée celle de repos, il est le différent, l'absolument différent. Mais le différent absolu est ce pour quoi on n'a pas de signe distinctif. Défini comme l'absolument différent, il semble sur le point de se révéler ; mais il n'en est pas ainsi ; car, la différence absolue, l'intelligence ne peut même pas la penser ; car elle ne peut se nier elle-même de façon absolue, mais se sert, pour cela, d'elle-même et pense donc la différence en elle-même, comme elle la pense par elle-même ; et ne pouvant, absolument parlant, aller au-delà d'elle-même, elle ne pense donc qu'au-dessus d'elle-même la sublimité qu'elle pense par elle-même. Quand donc l'inconnu (Dieu) ne reste pas seulement limité, la pensée une de la διασπορά [différence] est rendue confuse par les pensées multiples de la différence. Ainsi l'inconnu est dans une dispersion, et l'intelligence n'a qu'à choisir à son gré dans ce qui est à la portée de sa main et de son imagination (le monstrueux, le ridicule, etc.).

Mais cette différence ne se laisse pas fixer. Chaque fois que cela se produit, c'est au fond un acte arbitraire, et, dans les profondeurs de la crainte de Dieu, est aux aguets l'insensé, le lunatique arbitraire, qui sait qu'il a lui-même produit le dieu. Or, si la différence ne se laisse pas fixer, faute de signe distinctif, il en va alors de la différence et de l'égalité comme de tous les contraires dialectiques de ce genre : ils sont identiques. La différence, qui s'attache à l'intelligence, l'a troublée, en sorte que celle-ci ne se connaît plus elle-même et tout à fait logiquement se confond avec la différence. Le paganisme a été fertile en découvertes fantaisistes de toute nature ; mais, en ce qui concerne la dernière idée que nous avons émise, cette auto-ironie de l'intelligence, je vais seulement l'esquisser en quelques traits sans m'occuper de savoir si elle est devenue historique ou non. Voici donc un homme individuel existant, il a la même apparence que les autres hommes, grandit comme eux, se marie, a un emploi pour vivre, est préoccupé de son gagne-pain du lendemain comme il se doit quand on est un homme ; car il peut être très joli de vouloir vivre comme les oiseaux du ciel, mais ce n'est pas permis et cela peut très mal finir, soit qu'on meure de faim, si on a le cran de tenir jusque-là, soit qu'on vive des biens des autres. Cet homme est en même temps le dieu. D'où le sais-je ? C'est vrai, je ne puis le savoir ; car alors je devrais connaître le dieu et la différence ; et je ne connais pas la différence, car l'intelligence l'a assimilée à ce dont elle diffère. Ainsi le dieu est devenu le plus dangereux des imposteurs, du fait que l'intelligence s'est trompée. Le dieu auquel elle aboutit est aussi proche de nous que possible et, pourtant, tout aussi éloigné.

Peut-être quelqu'un dira-t-il : « Tu es un chasseur de chimères, je le sais très bien, mais tu ne crois tout de même pas toi-même que l'idée puisse me venir de m'occuper d'une pareille chimère ; elle est si étrange ou si ridicule qu'elle n'est sans doute jamais venue à l'esprit de personne, et surtout si absurde qu'il me faudrait d'abord vider mon cerveau de tout son contenu pour pouvoir l'inventer. » Bien sûr, c'est cela qu'il te faut faire ; aurais-tu, en effet, la prétention de garder toutes les présuppositions que tu as dans l'esprit et en même temps de vouloir raisonner sur lui sans présupposition ? Tu ne nies pourtant pas la conséquence de ce que je viens d'exposer, que l'intelligence, en définissant l'inconnu comme le différent, finit par s'égarer et confond la différence avec la similitude. Mais de cela semble résulter autre chose, à savoir que l'homme, si tant est qu'il puisse savoir quelque chose de vrai sur l'inconnu (le dieu), doit d'abord savoir qu'il est différent de lui, absolument différent de lui. D'elle-même, l'intelligence ne peut pas le savoir (ce serait en effet, comme nous l'avons vu, une contradiction interne) ; si elle doit le savoir, il faut qu'elle l'apprenne du dieu[34], et si elle l'apprend, elle ne peut même pas le comprendre et ne peut donc pas le savoir ; car comment comprendrait-elle l'absolument différent ? Si ceci n'est pas clair tout de suite, cela le deviendra davantage par sa conséquence ; car, si le dieu est absolument différent de l'homme, l'homme est absolument différent du dieu, mais comment l'intelligence le comprendrait-elle ? Ici, semble-t-il, nous sommes devant un paradoxe. Rien que pour savoir que le dieu est le différent, l'homme a besoin du dieu, et il apprend maintenant que le dieu est absolument différent de lui. Mais si le dieu est absolument différent de lui, ceci ne peut avoir sa raison dans ce que l'homme doit au dieu (car sous ce rapport, il lui est évidemment apparenté), mais dans ce qu'il se doit à lui-même, ou dans ce dont il s'est rendu coupable[35]. En quoi consiste alors la différence ? Oui, en quoi d'autre que le péché, puisque la différence, l'absolue différence, c'est l'homme lui-même qui doit s'en être rendu coupable ? C'est ce que nous exprimions plus haut en disant que l'homme était la non-vérité, et l'était par sa propre faute, et nous nous étions mis d'accord en plaisantant, mais pourtant sérieusement, que ce serait trop demander de l'homme qu'il le découvrît par lui-même. Voici maintenant que nous avons retrouvé la même chose. Le connaisseur d'hommes fut presque désemparé à son propre sujet en se heurtant à la différence, il ne savait pour ainsi dire plus s'il était un monstre plus étrange que Typhon, ou s'il y avait en lui quelque chose de divin. Que lui manquait-il donc ? La conscience du péché, qu'il était, certes, aussi incapable d'enseigner à un autre homme que de l'apprendre de lui, que Dieu seul pourrait enseigner, s'il voulait être maître. Mais justement il le voulait, comme nous l'avons exposé dans cet essai poétique, et, pour l'être, il voulait s'égaler à l'individu[36] pour que celui-ci puisse tout à fait le comprendre. Ainsi le paradoxe devient encore plus terrible, ou disons que le même paradoxe a cette double nature par quoi il se montre absolu : négative par la mise en relief de l'absolue différence du péché, positive par sa prétention d'abolir cette absolue différence dans l'égalité absolue.

Maintenant un tel paradoxe se laisse-t-il penser ? Nous ne nous pressons pas, quand on lutte pour la solution d'un problème, on ne lutte pas comme dans les courses du stade et ce n'est pas la vitesse, mais la vérité qui remporte la victoire. L'intelligence sans doute ne le pense pas, elle ne peut même pas en avoir l'idée, et quand le paradoxe est annoncé, elle ne peut le comprendre, et remarque seulement qu'il pourrait bien être sa perte. À ce titre, l'intelligence a beaucoup à lui objecter, et pourtant, d'un autre côté, n'est-ce pas sa propre perte que veut l'intelligence dans sa passion paradoxale ? Mais cette déchéance de l'intelligence est aussi ce que veut le paradoxe et ainsi ils sont tout de même d'accord, mais cette entente n'existe qu'à l'instant de la passion. Examinons le rapport de l'amour, bien qu'il ne soit qu'une image imparfaite ; l'amour de soi est à la base de tout amour, mais sa passion paradoxale veut justement, quand elle atteint son paroxysme, sa propre perte. C'est ce que veut aussi l'amour pour autrui, et ces deux puissances s'entendent ainsi dans la passion de l'instant et cette passion est justement l'amour. Or pourquoi l'amant ne pourrait-il pas penser cela, même si celui dont l'égoïsme se débat contre l'amour ne peut ni n'ose le concevoir, puisque, n'est-ce pas, c'est sa perte ? Ainsi en est-il de la passion de l'amour. L'égoïsme y sombre sans doute ; il n'est pas toutefois anéanti, mais fait prisonnier et constitue les spolia opima [butins abondants] de l'amour, mais il peut revenir à la vie et nous avons alors l'épreuve de l'amour. Ainsi en est-il aussi avec le rapport du paradoxe à l'intelligence, avec cette différence que la passion en question a un autre nom, ou plutôt : il nous reste à essayer de lui en trouver un.

[1] Søren Kierkegaard (Johannes Climacus),
Post-scriptum aux Miettes philosophiques (1846), Gallimard-Tel © 1949
, pp. 256, 257, 260, 262-267, 272.

[2] Søren Kierkegaard (Frater Taciturnus),
Étapes sur le chemin de la vie (1845), Gallimard-Tel © 1948-1975
, pp. 383-384.
(Lettre au lecteur § 6, La sagesse suprême est de ne se repentir de rien — La rémissions des péchés) Trad. F. Prior et M.-H. Guignot.

[3] Søren Kierkegaard (B - Juge Wilhelm, Publié par Victor Eremita),
Ou bien... ou bien... (1843), Gallimard-Tel © 1943
, pp. 465, 469-472, 473-474, 479-481, 533-535, 538.

[4] Søren Kierkegaard (Johannès de Silentio),
Crainte et tremblement (1843), Payot & Rivages © 2000
, pp. 54-57, 59. Trad, Charles Le Blanc.

[5] Ibid, pp. 72, 73, 80-82, 99-101.

[6] Ibid, pp. 108, 111, 118-119.

[7] Ibid, pp. 128-129, 131-132, 135-138, 143-146.

[8] Søren Kierkegaard (Constantin Constantius),
La répétition (1843), Payot & Rivages © 2003
, pp. 27-30.

[9] Ibid., pp. 55-58.

[10] Søren Kierkegaard (Anti Climacus),
Traité du désespoir (1849), Folio essais - Gallimard © 1949
, pp. 61-63.

[11] Ibid., pp. 64-68.

[12] Ibid., pp. 69-75.

[13] Søren Kierkegaard (A, Publié par Victor Eremita),
Diapsalmata (Ou bien... ou bien...) (1843), Allia © 2005
, pp. 42-43. Trad. Paul-Henri Tisseau.

[14] Ibid., p. 29.

[15] Ibid., p. 29.

[16] Ibid., p. 50.

[17] [...] Kierkegaard explique (Pap. IV A 216) « Ce dernier Diapsalmata nous fait comprendre comment une telle vie a trouvé son expression libératrice dans le rire » Cf. une explication de 1847 (Pap. VIII 2 B 193, 301-302) : « Je suis le bienheureux amant du rire... »

[18] Søren Kierkegaard, Oeuvres complètes volume 16 - Point de vue explicatif de mon oeuvre d'écrivain (1849)
(NOTE 1 - SUR LA DÉDICACE « À L'INDIVIDU »), Éditions de l'Orante © 1971
,
pp. 81-87. Trad. de Paul-Henri Tisseau.

[19] Ces lignes, remaniées et considérablement augmentées, ont été écrites pour accompagner la dédicace « À l'Individu » qui se trouve dans : Discours édifiants à divers points de vue, Cop., printemps 1847. (Cf. OC XIII 8 ; jusqu'alors, Kierkegaard dédiait ses discours religieux à la mémoire de son père.)

[20] Jn 14, 6.

[21] Peut-être le mieux est-il de noter une fois pour toutes, — et cela va de soi et je ne l'ai jamais nié, — qu'à l'égard de tous les buts temporels, terrestres et mondains, la foule peut avoir sa valeur et même décisive comme instance. Mais je ne parle pas de cela, pas plus que je ne m'en occupe. Je parle de l'éthique, de l'éthique religieux, de « la Vérité » ; je dis qu'au point de vue éthico-religieux la foule est le mensonge si l'on prétend en faire l'instance jugeant de ce qu'est « la Vérité ».

[22] Bien que la chose me semble superflue, le mieux est peut-être de noter que je ne pouvais songer à faire une objection par exemple au sermon, ou à la prédication de « la Vérité », fût-ce devant une assemblée de centaines de mille de personnes. Non, mais si l'assemblée se compose de dix personnes pour émettre un vote, autrement dit, si elle doit être une instance et si la foule doit l'emporter : c'est alors le mensonge.

[23] Citation légèrement inexacte ; Kierkegaard semble avoir fondu en une seule citation 1 Co 9, 24 et Ph 3, 13.

[24] Le lecteur voudra bien se rappeler qu'ici, parlant de « foule », « la foule », on prend le concept au strict point de vue formel, sans envisager ce que l'on désigne d'ordinaire par « la foule » objet d'une qualification, lorsqu'en son irréligiosité l'égoïsme humain distingue « la foule » et les grands, etc. Grand Dieu, comment le religieux s'aviserait-il d'une pareille inhumanité ! Non, « la foule » est le nombre, le numérique ; un nombre de nobles, de millionnaires, de grands dignitaires, etc., dès qu'ils agissent par le nombre, deviennent « foule », « la foule ».

[25] Cf. Plutarque, Vies des hommes illustres : Marius, ch. 39. Après avoir vaincu les Teutons et les Cimbres, Marius était entré en conflit politique avec Sylla. Obligé de fuir, il fut pris dans les marais de Minturnes. Il fut condamné à mort par le Sénat, mais aucun soldat ne voulut se charger de l'exécution.

[26] Cf. Mt 27, 30.

[27] Sur une variante de cette fin de paragraphe, cf. Pap. IX B 63.

[28] Cf. Mt 22.

[29] Søren Kierkegaard, (Johannes Climacus),
Les miettes philosophiques (1844), Seuil - Points © 1967
, pp. 79-92. Trad. de Paul Petit.

[30] Peut-être semblera-t-il risible de vouloir donner à cette proposition la forme du doute en la « supposant » ; car ces choses-là, chacun les sait à notre époque théocentrique. Oui, plût au ciel qu'il en fût ainsi. Démocrite aussi le savait, car il définit l'homme en ces termes : « L'homme est ce que nous savons tous » et il poursuit : « car nous savons tous ce qu'est un chien, un cheval, une plante, etc., mais rien de tout cela n'est l'homme ». Maintenant, nous n'aurons pas autant de malice (nous n'avons pas non plus autant d'esprit) que Sexte l'Empirique qui en conclut très correctement, comme on sait, que l'homme est un chien : car l'homme est ce que nous savons tous, or nous savons tous ce qu'est un chien, ergo [donc] — non, nous n'aurons pas autant de malice ; mais reste à savoir si la chose est si bien tirée au clair à notre époque, en sorte que celle-ci n'ait pas à se montrer un peu inquiète à son sujet en pensant au pauvre Socrate et à son embarras ?

[31] Ainsi Spinoza, qui, en approfondissant le concept de Dieu, veut en tirer, par la pensée, l'existence, mais, remarquons-le bien, non pas comme une qualité fortuite, mais comme une détermination essentielle. Ceci est ce qu'il y a de profond dans Spinoza, mais voyons comment il s'y prend. Dans ses Principia philosophiae Cartesiana Pars I Propositio VII Lemma I, il dit : [« Plus une chose est parfaite, selon sa nature, plus elle implique d'existence et avec plus de nécessité ; et, au contraire, plus une chose, selon sa nature, implique nécessairement d'existence, plus elle est parfaite. »] Ainsi, plus une chose est parfaite, plus elle a d'être ; plus elle a d'être, plus elle est parfaite. Ceci, cependant, est une tautologie. Elle devient encore plus claire dans une note (nota II) : [« ... que nous ne parlons pas de beauté et d'autres perfections que les hommes, à cause de leur superstition et leur ignorance, ont voulu appeler des perfections. Mais je ne comprends pas plus perfection que réalité ou être. »] Il explique [perfection] par [réalité], [être]. Ainsi, plus parfaite est une chose, plus elle est ; mais sa perfection est qu'elle a plus d'[être] en elle, ce qui revient à dire : plus elle est, plus elle est. Voilà pour la tautologie ; mais allons plus loin. Ce qui manque ici, c'est une distinction entre l'être de fait et l'être idéal. La façon, en elle-même pas claire, par laquelle on parle de plus ou de moins d'être, donc de différences de degrés dans l'être, devient encore plus confuse quand on ne fait pas cette distinction, quand, en bon français, Spinoza dit des paroles sans doute profondes, mais ne s'enquiert pas d'abord de la difficulté. Par rapport à l'être de fait, parler de plus ou moins d'être n'a pas de sens. Une mouche, quand elle est, a tout autant d'être que le dieu ; la sotte remarque que j'écris ici a, par rapport à l'être de fait, tout autant d'être que la profondeur de Spinoza, car, en ce qui concerne l'être de fait, c'est la dialectique d'Hamlet qui vaut : être ou ne pas être. L'être de fait est indifférent à toutes les distinctions de déterminations d'essence, tout ce qui est participe à l'être sans jalousie mesquine et y participe dans une égale mesure. Idéalement, il n'en va pas de même, ceci est tout à fait vrai. Mais aussitôt que je parle idéalement de l'être, je ne parle plus de l'être,mais de l'essence. Le nécessaire a la plus haute idéalité c'est pourquoi il est. Mais cet être-là est son essence, avec quoi il ne peut justement entrer dans la dialectique de l'être de fait, parce qu'il est ; et l'on ne peut non plus dire de lui qu'il a plus ou moins d'être par rapport à autre chose. C'est ce que l'on a exprimé jadis, imparfaitement il est vrai, de la façon suivante : si Dieu est possible, il est eo ipso [par cela immédiatement] nécessaire (Leibnitz). La proposition de Spinoza est donc tout à fait correcte et la tautologie est dans l'ordre, mais il est certain aussi qu'il a complètement esquivé la difficulté ; car la difficulté est de saisir l'être de fait et d'y introduire dialectiquement l'idée de Dieu.
[En fait, il y a distinction entre être et « êtreté (essence) » ; c'est-à-dire entre ce que l'on peut nommer (le nom) et ce qui qualifie l'être (l'adjectif). Lorsqu'on est, on est ou l'on n'est pas ; mais lorsque l'on possède une qualité, on peut en être doté plus ou moins selon la situation. L'être présente donc deux perspectives : l'une fixe (Parménide), l'autre variable (Héraclite). Donc, le débat se pose entre ce que l'on choisit pour déterminer l'être. L'être est-il une qualité ou un statut ? Dieu se définit-il par un statut ou par ses attributs ? Si l'on pense au dieu par ses qualités infinies, la perfection est la qualité la plus élevée possible ; plus on s'en approche plus on s'approche du dieu. Si l'on pense au dieu comme à une substance absolue, elle englobe tout, incluant le néant. D'un côté, on peut donc parler indéfiniment sur les qualités du dieu, mais on ne peut rien dire de ce qu'il est en soi. D'où l'irrésolubilité à déterminer s'il existe ou non. Lorsqu'on en parle, on ne peut le faire qu'avec le langage, et c'est par le langage que les choses parviennent à exister. Ce que l'on ne peut nommer ni conceptualiser n'existe pas. Comme le dieu est l'être absolu (qu'il est évidemment impossible de nommer), on dit qu'il est nécessaire, on postule ainsi son existence, mais c'est une existence spéciale qui sort du champ habituel du langage qui permet d'accéder à toute chose. Ainsi, si Dieu existe, ce n'est qu'en vertu d'une foi (confiance) initiale indicible, renouvelée à chaque instant, puisqu'il n'y a aucun autre accès possible, ni par la réalité, ni par le langage, à peine seulement par la conceptualisation, avec de nombreux détours plus ou moins heureux. Kierkegaard conclura alors que Dieu n'est accessible que par l'intériorité, qui se confond quelque part avec l'existence individuelle.
(Note F. B.)]

[32] Quel remarquable sujet de comique délirant !

[33] Par la négation ou par la qualité supérieure. Expressions scolastiques pour déterminer les qualités de Dieu.

[34] [Ceci rejoint (et explique) la preuve de l'existence de Dieu selon Descartes :
« Il faut nécessairement conclure de tout ce que j'ai dit auparavant que Dieu existe ; car, encore que l'idée de la substance soit en moi, de cela même que je suis une substance, je n'aurais pas néanmoins l'idée d'une substance infinie, moi qui suis un être fini, si elle n'avait été mise en moi par quelque substance qui fût véritablement infinie. » (Méditations métaphysiques) --> Preuve-boucle autocausée. (Note F. B.)]

[35] [La culpabilité résidant essentiellement dans la différence. L'homme étant différent de Dieu, il n'est donc pas parfait ; il est donc pécheur, et la faute consiste pour Kierkegaard à ne pas vouloir être soi-même devant Dieu. Le paradoxe maintient la situation, et s'exprime par le Discours d'un extatique : quel que soit ton choix, tu le regretteras. Le regret est inévitable, et c'est précisément ce regret qui constitue la faute. (Note F. B.)]

[36] [Dieu s'égale à l'individu ; il devient homme par Son incarnation en Jésus-Christ. (Note F. B.)]

Philo5
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