1899

Monisme causatif

par Ernst Haeckel

Extrait de « Origine de l'homme »[1]

Arbre généalogique des primates

Phylogénie de l'âme humaine

1. Arguments anatomiques

2. Arguments ontogéniques

3. Arguments physiologiques

4. Arguments pathologiques

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Arbre généalogique des primates

Phylogénie de l'âme humaine

(Anthropologie et psychologie) – Dans le tome III de ma Sytematische Phylogénie (1895, § 449, p. 625), j'exprimais en ces termes mon opinion sur le développement progressif de l'âme humaine :

« Les fonctions physiologiques de l'organisme que nous réunissons sous le nom d'activité spirituelle, ou plus simplement d'âme, sont commandées chez l'homme par les mêmes phénomènes mécaniques (physiques et chimiques) que chez les autres vertébrés. Les organes correspondant à ces fonctions psychiques sont les mêmes des deux parts : cerveau et moelle au centre, nerfs et organes des sens à la périphérie. Ces organes se sont, chez l'homme, développés lentement et progressivement depuis l'état rudimentaire qu'ils présentent chez ses ancêtres, les vertébrés inférieurs. Il en est évidemment de même de leurs fonctions, c'est-à-dire de l'âme ».

Cette conception naturelle, moniste, de l'âme humaine, se trouve en contradiction avec l'idée dualiste et mythologique que, depuis des milliers d'années, l'homme se fait de son âme. Il la prend pour un objet sans analogue dans la nature et étranger, à ses lois, comme le prouve le dogme étrange de l'immortalité de 1'âme. Ce dogme a exercé l'influence la plus grande sur la pensée humaine ; actuellement encore le plus grand nombre des hommes le considèrent comme la base indispensable de leur vie morale. Son incompatibilité avec l'anthropogénie naturelle constitue pour beaucoup la raison péremptoire qui les empêche d'admettre celle-ci et les porte à repousser la doctrine de l'évolution en général. Aussi, ne sera-t-il pas sans intérêt de résumer ici les arguments scientifiques qui détruisent ce dogme et qui servent en même temps de base à une psychologie rationnelle fondée sur l'anthropogénie.

1. Arguments anatomiques

L'encéphale de l'homme a, tant dans sa forme extérieure que dans sa structure intime, les caractères généraux de celui des primates. Dans l'intérieur de cet ordre, l'anatomie comparée montre toute une série de stades de développement du cerveau. Les anthropomorphes (surtout le chimpanzé) et l'homme occupent les degrés les plus élevés. Leurs différences sont bien plus faibles que celles qui existent entre la conformation cérébrale des anthropoïdes et celles des singes inférieurs. L'homme ne présente dans son cerveau aucun organe que ne possèdent également les anthropoïdes. Il se distingue de ceux-ci quantitativement mais non qualitativement.

2. Arguments ontogéniques

L'encéphale et la moelle se développent dans l'embryon humain tout à fait de la même façon que chez les autres primates, et spécialement chez les anthropomorphes. Ces organes nerveux centraux naissent de l'exoderme tout comme chez les autres vertébrés ; l'évolution du canal médullaire, et spécialement la différenciation caractéristique des cinq vésicules cérébrales se fait d'après les mêmes principes que chez tous les crâniotes. La prédominance des hémisphères cérébraux dans le cerveau antérieur et du cervelet dans le cerveau postérieur est caractéristique de la classe des mammifères. Elle a lieu de la même façon dans l'espèce humaine. La différenciation de chacune des parties du cerveau, et surtout des circonvolutions et des sillons de l'écorce grise, suit les mêmes lois chez l'homme et chez les anthropoïdes.

3. Arguments physiologiques

L'activité psychique normale de l'homme est liée à la conformation normale de son cerveau ; une vie spirituelle sans cerveau est inconcevable. La localisation des différentes fonctions psychiques est prouvée par l'observation et l'expérience. La physiologie comparée montre qu'elles sont dans le même rapport avec les organes cérébraux chez l'homme que chez les autres mammifères et notamment les singes. La psychologie expérimentale nous apprend que, chez l'homme aussi bien que chez les autres mammifères, les diverses fonctions cérébrales entrent en jeu par l'excitation de leurs organes, et sont annihilées par la destruction de ceux-ci. La croyance mystique à une âme existant par elle-même, indépendamment du cerveau, est un reste des superstitions des siècles passés qui a persisté jusqu'à nos jours. Elle joue encore un grand rôle dans les mystères des religions modernes et dans l'imagination des spirites. Cependant la physiologie scientifique réussit dans tous les cas facilement à montrer que ces croyances reposent sur des illusions volontaires ou non. La saine critique fait rentrer dans le domaine de la fantaisie tous les récits modernes concernant des « esprits » et des « apparitions » aussi bien que les légendes de démons et de fantômes que nous ont transmises les siècles passés.

4. Arguments pathologiques

Les observations minutieuses de la psychiatrie moderne ont montré que les soi-disant « maladies » de l'esprit reposent sur des modifications matérielles de parties déterminées du cerveau. La destruction pathologique d'un organe cérébral, par exemple par hémorragie ou ramollissement, amène forcément l'annihilation de la fonction qui lui était dévolue. La dégénération progressive du cerveau dans les maladies chroniques de cet organe permet de constater la diminution tout aussi progressive et finalement l'extinction de ses fonctions.

Ces preuves empiriques, tirées des domaines de l'anatomie et de l'embryologie comparées, de la physiologie et de la pathologie, amènent tout penseur dénudé de parti pris à conclure que la phylogénie de l'âme humaine est liée d'une façon inséparable à celle de ses organes. Nos ancêtres vertébrés ont perfectionné, au cours de bien des millions d'années, leur structure cérébrale, et l'ont amenée progressivement à la conformation qu'elle présente chez les primates ; en même temps, la fonction de leur cerveau s'est développée d'une façon tout à fait parallèle. Il est certain que la conscience personnelle et la clarté de la pensée, le sentiment esthétique et la volonté rationnelle ont atteint chez l'homme un degré surprenant de perfection. Il n'en est pas moins vrai que les différences psychiques qui nous séparent de nos ancêtres mammifères sont de nature quantitative et non qualitative ; leurs facteurs élémentaires sont, chez l'homme comme chez les autres, animaux, les cellules ganglionnaires. En donnant à la psychologie une base moniste solide, l'anthropogénie détruit définitivement 1'ensemble des mystères, qui étaient échafaudés sur le vieux dogme de l'immortalité personnelle de l'âme. La libre connaissance de la nature vient prendre la place de la mythologie surnaturelle.

[1] Ernst Haeckel, Origine de l'homme, l, Éditions Schleicher Frères & Cie © 1899, Traduction L. Laloy, pages 49 et 57 à 59.