CONTRÔLE SOCIAL 

Hannah Arendt

 

Texte fondateur

1951

Le Système totalitaire

SOMMAIRE

Entretien avec Hannah Arendt

Domination totale

Nouveau système idéologique

Refus de croire que tout est possible

Nouveau type de pouvoir illimité

Fondement idéologique

1. Consentement juridique (consessus juris)

2. Mouvement historique et naturel

3. La fabrication du genre humain

4. La fin de la liberté

Idéologies et camisole de la logique

Tyrannie de la peur de se contredire

Entretien avec Hannah Arendt [1]

Domination totale [2]

La lutte pour la domination totale de toute la population vivant sur terre, l'élimination de toute réalité non totalitaire concurrente, est inhérente aux régimes totalitaires eux-mêmes ; s'ils ne s'assignent pas pour but ultime la domination planétaire, c'est qu'ils sont bien près de perdre tout le pouvoir dont ils ont déjà pu s'emparer. Même un individu isolé ne peut être dominé de manière absolument certaine que dans un contexte totalitaire global. La conquête du pouvoir, pour le mouvement, suppose donc en premier lieu l'établissement d'un quartier général (ou de ramifications dans le cas des pays satellites) officiel et officiellement reconnu, et l'acquisition d'une sorte de laboratoire où poursuivre l'expérience sur ou plutôt contre la réalité : expérience d'organisation d'un peuple suivant une finalité qui ne tient aucun compte de l'individu ou de la nation, dans des conditions imparfaites, certes, mais suffisantes pour obtenir des résultats partiels importants. Pour la conquête du monde, son objectif à long terme, et pour l'orientation des branches du mouvement, le totalitarisme au pouvoir se sert de l'administration d'État ; il fait alors de la police secrète l'exécutant et le gardien de ses expériences à l'intérieur pour transformer continuellement la réalité en fiction ; et finalement, il érige des camps de concentration, laboratoires spécialement conçus pour poursuivre l'expérience de domination totale.

Nouveau système idéologique [3]

L'ennui avec les régimes totalitaires n'est pas qu'ils manipulent le pouvoir politique d'une manière particulièrement impitoyable, mais que derrière leur politique se cache une conception du pouvoir entièrement nouvelle et sans précédent, de même que derrière leur Realpolitik se trouve une conception entièrement nouvelle, sans précédent, de la réalité. Suprême dédain des conséquences immédiates plutôt qu'inflexibilité ; absence de racines et négligence des intérêts nationaux plutôt que nationalisme ; mépris des considérations d'ordre utilitaire plutôt que poursuite inconsidérée de l'intérêt personnel; « idéalisme », c'est-à-dire foi inébranlable en un monde idéologique fictif, plutôt qu'appétit de pouvoir — tout cela a introduit dans la politique internationale un facteur nouveau, plus troublant que n'aurait pu l'être l'agressivité pure et simple.

Le pouvoir, tel que le conçoit le totalitarisme, réside exclusivement dans la force produite par l'organisation. Staline ne voyait dans chaque institution, indépendante de sa fonction réelle, qu'une « courroie de transmission reliant le parti au peuple ». Il croyait sincèrement que les plus précieux trésors de l'Union soviétique n'étaient pas les richesses de son sol ou la capacité de production de son énorme main d'oeuvre, mais les « cadres » du parti (c'est-à-dire la police). Comme lui, Hitler, dès 1929, voyait « la grande oeuvre » du mouvement dans le fait que cent mille hommes « étaient devenus, quand on les regardait de l'extérieur, presque un individu unique, que ces membres sont en vérité uniformes, non seulement par les idées, mais même par l'expression du visage qui est presque semblable. Regardez ces yeux rieurs, cet enthousiasme fanatique et vous découvrirez [...] comment une centaine de milliers d'hommes dans un mouvement arrivent à avoir un seul et même type. » (Tiré de Konrad Heiden, Der Führer..., 1944, p. 311.) Toute association, jadis présente à l'esprit de l'homme occidental, entre pouvoir et biens terrestres, opulence, trésors, et richesses, a été dissoute en une sorte de mécanisme dématérialisé, dont chaque mouvement génère du pouvoir comme le frottement ou les courants galvaniques génèrent de l'électricité. La distinction totalitaire des États entre pays Possédants et pays Non Possédants est plus qu'un truc démagogique ; ceux qui la font sont effectivement persuadés que le pouvoir qui vient des biens matériels est négligeable et constitue seulement un obstacle au développement du pouvoir d'organisation. Pour Staline, la croissance et le développement ininterrompu de l'encadrement policier étaient incomparablement plus importants que le pétrole de Bakou, le charbon et le minerai de l'Oural, les céréales d'Ukraine, et les trésors que recelait en puissance la Sibérie — bref que le plein développement du potentiel russe. C'est le même état d'esprit qui conduisit Hitler à sacrifier toute l'Allemagne à l'encadrement SS : il prit conscience de la défaite, non pas quand les villes allemandes furent sous les décombres et que la puissance industrielle fut détruite, mais seulement à la nouvelle qu'on ne pouvait plus compter sur les troupes SS. Pour un homme qui croyait à l'omnipotence de l'organisation contre toutes les données simplement matérielles, militaires ou économiques, et qui, en outre, évaluait en siècles la victoire éventuelle de son entreprise, la défaite ne résidait pas dans une catastrophe militaire ni dans la menace de famine pour la population, mais uniquement dans la destruction des formations d'élite censées, de génération en génération, mener jusqu'à son terme — si terme il y avait — la conspiration pour la domination du monde.

La déstructuration de l'État totalitaire, sa négligence délibérée des intérêts matériels, son affranchissement à l'égard du mobile du profit, ses comportements non utilitaires en général, ont contribué, plus que tout autre facteur, à rendre la politique contemporaine pratiquement imprévisible. L'inaptitude du monde non totalitaire à saisir une mentalité qui fonctionne indépendamment de toute action calculable en termes d'hommes et de matériel, qui est complètement indifférente à l'intérêt national et au bien-être de son peuple, est patente dans le curieux dilemme où se débat le jugement : ceux qui comprennent bien la terrible efficacité de l'organisation et de la police totalitaires ont tendance à surestimer la puissance matérielle des pays totalitaires ; ceux, au contraire, qui comprennent la ruineuse inefficacité de l'économie totalitaire sont bien près de sous-estimer le pouvoir virtuel qui peut naître dans le mépris de tous les facteurs matériels.

Refus de croire que tout est possible [4]

Ce qui heurte le sens commun, ce n'est pas le principe nihiliste du « tout est permis » que l'on trouvait déjà au XIXe siècle dans la conception utilitaire du sens commun. Ce que le sens commun et « les gens normaux » refusent de croire, c'est que tout est possible. Nous essayons de comprendre des faits, dans le présent ou dans l'expérience remémorée, qui dépassent tout simplement nos facultés de compréhension. Nous essayons de classer dans la rubrique du crime ce qu'aucune catégorie de ce genre, selon nous, ne fut jamais destinée à couvrir. Quelle est la signification de la notion de meurtre lorsque nous nous trouvons en face de la production massive de cadavres ? Nous essayons de comprendre du point de vue psychologique le comportement des détenus des camps de concentration et des SS, alors que nous devons prendre conscience du fait que la psyché peut être détruite sans que l'homme soit, pour autant, physiquement détruit ; que, dans certaines circonstances, la psyché, le caractère et l'individualité ne semblent assurément se manifester que par la rapidité ou la lenteur avec lesquelles ils se désintègrent. Cela aboutit en tout cas à l'apparition d'hommes sans âme, c'est-à-dire d'hommes dont on ne peut plus comprendre la psychologie, dont le retour au monde humain intelligible, soit psychologiquement, soit de toute autre manière, ressemble de près à la résurrection de Lazare. Toutes les affirmations du sens commun, qu'elles soient de nature psychologique ou sociologique, ne servent qu'à encourager ceux qui pensent qu'il est « superficiel » de « s'appesantir sur des horreurs (NOTE) ».

S'il est vrai que les camps de concentration sont la plus importante institution de la domination totalitaire, « s'appesantir sur des horreurs » devrait sembler indispensable pour comprendre le totalitarisme. Mais le souvenir ne peut pas plus nous éclairer que le récit retenu du témoin oculaire. À ces deux genres est inhérente la tendance à fuir l'expérience : par instinct ou par raison, les deux types d'écrivain sont si conscients du terrible abîme qui sépare le monde des vivants de celui des morts-vivants, qu'ils ne peuvent fournir rien de plus qu'une série d'événements remémorés qui semblent aussi incroyables à ceux qui les relatent qu'à ceux qui les écoutent. Seule l'imagination terrifiée de ceux qu'ont éveillés de tels récits, sans qu'ils aient eux-mêmes été frappés dans leur propre chair, de ceux qui, épargnés par la terreur animale et désespérée — terreur qui, confrontée à l'horreur réelle, à l'horreur présente, paralyse inexorablement tout ce qui n'est pas pure réaction — seule cette imagination-là peut être capable d'une réflexion sur ces horreurs. De telles réflexions ne sont utiles que pour la perception des contextes politiques et pour la mobilisation des passions politiques. Un changement de personnalité, sous quelque forme que ce soit, ne peut pas davantage être causé par une réflexion sur les horreurs que par l'expérience réelle de l'horreur. La réduction d'un homme à un ensemble de réactions le sépare aussi radicalement qu'une maladie mentale de tout ce qui, en lui, est personnalité ou caractère. Lorsque, comme Lazare, il se lève d'entre les morts, il retrouve sa personnalité ou son caractère inchangés, exactement comme il les avait laissés.

[...]

Le pas décisif suivant dans la préparation de cadavres vivants est le meurtre en l'homme de la personne morale. On y procède en rendant d'une manière générale, et pour la première fois dans l'histoire, le martyre impossible : « Combien, ici, croient encore à l'importance, même historique, d'une protestation ? Ce scepticisme-là, c'est le vrai chef-d'oeuvre des SS. Leur grande réussite. Ils ont corrompu toutes les solidarités humaines. Ici la nuit est tombée sur l'avenir. Lorsqu'il n'y a plus de témoins, aucun témoignage n'est possible. Manifester alors que la mort ne peut plus être écartée, c'est vouloir lui donner un sens, agir au-delà de sa mort. Pour s'accomplir, un geste exige une signification sociale. Nous sommes ici des centaines de milliers à vivre sciemment dans l'absolue solitude. C'est pourquoi ils acceptent. Le sens de la résignation(NOTE). »

Les camps et le meurtre des adversaires politiques font seulement partie de l'oubli organisé qui non seulement enveloppe ce véhicule de l'opinion publique qu'est la parole dite et écrite, mais s'étend même aux familles et aux amis des victimes. Chagrin et souvenir sont interdits. En Union soviétique, une femme devra entamer une procédure de divorce immédiatement après l'arrestation de son mari afin de protéger la vie de ses enfants ; si son mari a la chance de revenir, elle lui refusera avec indignation la porte du foyer (NOTE). Le monde occidental a jusqu'ici, même dans ses périodes les plus noires, accordé à l'ennemi tué le droit au souvenir : c'était reconnaître comme allant de soi le fait que nous sommes tous des hommes (et seulement des hommes). C'est seulement parce que Achille se rendit aux funérailles d'Hector, parce que les gouvernements les plus despotiques honorèrent l'ennemi tué, parce que les Romains permirent aux chrétiens d'écrire leurs martyrologes, parce que l'Église gardait ses hérétiques vivants dans la mémoire des hommes, que tout ne fut pas perdu et ne put jamais l'être. Les camps de concentration, en rendant la mort elle-même anonyme (en faisant qu'il soit impossible de savoir si un prisonnier est mort ou vivant), dépouillaient la mort de sa signification : le terme d'une vie accomplie. En un sens ils dépossédaient l'individu de sa propre mort, prouvant que désormais rien ne lui appartenait et qu'il n'appartenait à personne. Sa mort ne faisait qu'entériner le fait qu'il n'avait jamais vraiment existé.

Nouveau type de pouvoir illimité [5]

Il est dans la nature même des régimes totalitaires de revendiquer un pouvoir illimité. Un tel pouvoir ne peut être assuré que si tous les hommes littéralement, sans exception aucune, sont dominés de façon sûre dans chaque aspect de leur vie. Dans le domaine des affaires étrangères, les nouveaux territoires neutres ne doivent jamais cesser d'être soumis, tandis qu'à l'intérieur, des groupements humains toujours nouveaux doivent être domptés par l'expansion des camps de concentration ou, quand les circonstances l'exigent, être liquidés pour faire place à d'autres. Le problème de l'opposition est sans importance, tant dans les affaires étrangères qu'intérieures. Toute neutralité, toute amitié même, dès lors qu'elle est spontanément offerte, est, du point de vue de la domination totalitaire, aussi dangereuse que l'hostilité déclarée : car la spontanéité en tant que telle, avec son caractère difficile à apprécier, est précisément le plus grand de tous les obstacles à l'exercice d'une domination totale sur l'homme. Aux communistes des pays non communistes qui se réfugièrent ou furent appelés à Moscou, une amère expérience apprit qu'ils constituaient une menace pour l'Union soviétique. Les communistes convaincus sont en ce sens, qui est le seul à avoir quelque réalité aujourd'hui, aussi ridicules et aussi menaçants aux yeux du régime russe que les nazis convaincus de la faction Röhm l'étaient par exemple aux yeux des nazis.

Ce qui rend si ridicules et si dangereuses toute conviction et toute opinion dans la situation totalitaire, c'est que les régimes totalitaires tirent leur plus grande fierté du fait qu'ils n'en ont pas besoin, non plus que d'aucune forme de soutien humain. Les hommes, dans la mesure où ils sont plus que la réaction animale et que l'accomplissement de fonctions, sont entièrement superflus pour les régimes totalitaires. Le totalitarisme ne tend pas vers un règne despotique sur les hommes, mais vers un système dans lequel les hommes sont superflus. Le pouvoir total ne peut être achevé et préservé que dans un monde de réflexes conditionnés, de marionnettes ne présentant pas la moindre trace de spontanéité. Justement parce qu'il possède en lui tant de ressources, l'homme ne peut être pleinement dominé qu'à condition de devenir un spécimen de l'espèce animale homme.

[...]

[...] le totalitarisme diffère par essence des autres formes d'oppression politique que nous connaissons, comme le despotisme, la tyrannie et la dictature. Partout où celui-ci s'est hissé au pouvoir, il a engendré des institutions politiques entièrement nouvelles, il a détruit toutes les traditions sociales, juridiques et politiques du pays. Peu importent la tradition spécifiquement nationale ou la source spirituelle particulière de son idéologie : le régime totalitaire transforme toujours les classes en masses, substitue au système des partis, non pas des dictatures à parti unique, mais un mouvement de masse, déplace le centre du pouvoir de l'armée à la police, et met en oeuvre une politique étrangère visant ouvertement à la domination du monde. Les régimes totalitaires actuels sont nés des systèmes à parti unique ; chaque fois que ces derniers sont devenus vraiment totalitaires, ils se sont mis à agir selon un système de valeurs si radicalement différent de tous les autres qu'aucune de nos catégories utilitaires, que ce soient celles de la tradition, de la justice, de la morale, ou celles du sens commun, ne nous est plus d'aucun secours pour nous accorder à leur ligne d'action, pour la juger ou pour la prédire.

Fondement idéologique [6]

1. Consentement juridique (consessus juris)

[...] La politique totalitaire veut transformer l'espèce humaine en un vecteur actif et infaillible d'une loi à laquelle, autrement, les hommes ne seraient qu'à leur corps défendant passivement soumis. S'il est vrai que le lien entre les pays totalitaires et le monde civilisé fut brisé par les crimes monstrueux des régimes totalitaires, il est également vrai que cette criminalité n'était pas imputable à la simple agressivité, à la cruauté, à la guerre et à la perfidie, mais à une rupture consciente de ce consensus juris qui, selon Cicéron, constitue un « peuple », et qui, en tant que loi internationale, a dans les temps modernes constitué le monde civilisé, dans la mesure où, même en période de guerre, il demeure la pierre angulaire des relations internationales. Le jugement moral et le châtiment légal présupposent tous deux, à la base, ce consentement ; le criminel ne peut être jugé avec équité que parce qu'il est partie prenante dans le consensus juris ; et même la loi divine révélée ne peut être en vigueur chez les hommes que lorsqu'ils l'écoutent et y consentent.

2. Mouvement historique et naturel

C'est ici que s'éclaire la différence fondamentale entre le concept totalitaire du droit et tous les autres. La politique totalitaire ne remplace pas un corpus de lois par un autre ; elle n'institue pas son propre consensus juris, elle ne crée pas, à la faveur d'une seule révolution, une nouvelle forme de légalité. Son défi à toutes les lois positives, y compris les siennes propres, implique qu'elle pense pouvoir se passer de tout consensus juris, sans pour autant se résigner à l'absence de lois, à l'arbitraire et à la peur qui caractérisent l'état de tyrannie. Elle peut se passer du consensus juris parce qu'elle promet d'affranchir l'accomplissement de la loi de toute action et de toute volonté humaines ; et elle promet la justice sur terre parce qu'elle prétend faire du genre humain lui-même l'incarnation de la loi.

Cette identification de l'homme et de la loi, qui semble annuler l'écart entre légalité et justice, casse-tête pour la pensée juridique depuis des temps anciens, n'a rien de commun avec la lumen naturale ou la voix de la conscience, grâce auxquelles la Nature ou la divinité, en tant que sources d'autorité pour le jus naturale ou les commandements historiquement révélés de Dieu, sont censées faire connaître leur autorité en l'homme lui-même. Cette dernière conception n'a jamais fait de l'homme une incarnation vivante de la loi, bien au contraire, elle a toujours maintenu la distinction entre celui-ci et celle-là, en tant qu'elle représente l'autorité qui réclame consentement et obéissance. Nature et Divinité en tant que sources d'autorité pour les lois positives étaient perçues comme permanentes et éternelles ; les lois positives étaient changeantes et changeables au gré des circonstances, mais elles possédaient une relative permanence en comparaison des changements bien plus rapides qui affectaient les actions humaines ; elles tiraient cette permanence de la présence éternelle de leur source d'autorité. Aux lois positives est donc en premier lieu assigné le rôle de facteurs de stabilisation pour les mouvements humains sans cesse changeants.

Dans l'interprétation totalitaire, toutes les lois sont devenues des lois de mouvement. Que les nazis parlent de la loi de la Nature ou que les Bolcheviks parlent de celle de l'Histoire, ni la Nature ni l'Histoire ne sont plus la source d'autorité qui donne stabilité aux actions des mortels ; elles sont en elles-mêmes des mouvements. Sous-jacente à la croyance nazie aux lois de la race, qui seraient l'expression en l'homme de la loi naturelle, se trouve l'idée de Darwin selon laquelle l'homme serait le produit d'une évolution naturelle qui ne s'arrête pas nécessairement à l'aspect présent de l'espèce humaine. Il en va exactement de même chez les Bolcheviks : leur croyance en la lutte des classes comme expression de la loi de l'Histoire repose sur la conception marxiste de la société comme produit d'un gigantesque mouvement historique qui, selon sa propre loi interne, se précipiterait vers la fin des temps historiques où il s'abolirait lui-même.

La différence entre l'approche historique de Marx et celle, naturaliste, de Darwin a été fréquemment soulignée, le plus souvent, et à juste titre, pour donner raison à Marx. Mais cela nous a fait oublier le considérable et évident intérêt que Marx prit aux théories de Darwin ; Engels ne pouvait songer à faire un plus grand compliment aux oeuvres savantes de Marx qu'en nommant celui-ci le « Darwin de l'histoire ». À considérer non pas l'oeuvre réellement accomplie, mais les positions philosophiques fondamentales des deux hommes, il s'avère, en définitive, que le mouvement de l'histoire et celui de la nature ne font qu'un. [...] La formidable mutation intellectuelle qui se produisit au milieu du siècle dernier consista en un refus de regarder ou d'accepter chaque chose « comme elle est » et en une interprétation systématique de toute chose comme n'étant qu'un stade d'une évolution ultérieure. Que la force motrice de cette évolution soit appelée nature ou histoire est relativement secondaire. Dans ces idéologies, le terme de « loi » lui-même change de sens : au lieu de former le cadre stable où les actions et les mouvements humains peuvent prendre place, celle-ci devint l'expression du mouvement lui-même.

3. La fabrication du genre humain

[...] C'est ce mouvement qui distingue dans le genre humain les ennemis contre lesquels libre cours est donné à la terreur ; et aucun acte libre, qu'il soit d'opposition ou de sympathie, ne peut être toléré, qui viendrait faire obstacle à l'élimination de l'« ennemi objectif » de l'Histoire ou de la Nature, de la classe ou de la race. Culpabilité et innocence deviennent des notions dépourvues de sens : « coupable » est celui qui fait obstacle au progrès naturel ou historique, par quoi condamnation a été portée des « races inférieures », des individus « inaptes à vivre », des « classes agonisantes et des peuples décadents ». La terreur exécute ces jugements et, devant son tribunal, toutes les parties en cause sont subjectivement innocentes : les victimes parce qu'elles n'ont rien fait contre le système, et les meurtriers parce qu'ils n'ont pas vraiment commis de meurtre, mais ont exécuté une sentence de mort prononcée par un tribunal supérieur. Les dirigeants eux-mêmes ne prétendent pas être justes ou sages, mais seulement exécuter les lois historiques ou naturelles ; ils n'appliquent pas des lois, mais réalisent un mouvement conformément à la loi qui lui est inhérente. La terreur est légalité si la loi est la loi du mouvement d'une force surhumaine, la Nature ou l'Histoire.

La terreur comme réalisation d'une loi du mouvement, dont la fin ultime n'est ni le bien-être des hommes ni l'intérêt d'un seul homme, mais la fabrication du genre humain, élimine l'individu au profit de l'espèce, sacrifie les « parties »au profit du « tout ». La force surhumaine de la Nature ou de l'Histoire a son propre commencement et sa propre fin, de sorte que seuls peuvent l'entraver ce nouveau début et cette fin individuelle qu'est en vérité une vie d'homme.

4. La fin de la liberté

Les lois positives dans les régimes constitutionnels ont pour rôle de dresser des barrières et d'aménager des voies de communication entre les hommes, dont la communauté est sans cesse menacée par les hommes nouveaux qui y naissent. Avec chaque naissance nouvelle, c'est un nouveau début qui est venu au monde, c'est un nouveau monde qui est virtuellement venu à être. La stabilité des lois répond au mouvement perpétuel dont souffrent toutes les affaires humaines, un mouvement qui ne peut jamais cesser aussi longtemps que des hommes naissent et meurent. La loi entoure tout nouveau début de barrières et, en même temps, elle assure sa liberté de mouvement, la possibilité qu'advienne quelque chose d'entièrement nouveau et d'imprévisible ; les barrières des lois positives sont à l'existence politique de l'homme ce que la mémoire est à son existence historique : elles garantissent la préexistence d'un monde commun, la réalité d'une certaine continuité, qui transcende la durée de la vie individuelle de chaque génération, absorbe tous les nouveaux commencements et se nourrit d'eux.

[...]

La terreur totale, l'essence du régime totalitaire, n'existe ni pour les hommes ni contre eux. Elle est censée fournir aux forces de la nature ou de l'histoire un incomparable moyen d'accélérer leur mouvement. Ce mouvement, qui va de l' avant selon une loi qui lui est propre, ne peut à la longue être enrayé ; sa force s'avérera finalement toujours plus puissante que les plus puissantes des forces engendrées par les actions ou la volonté des hommes. Mais il peut être ralenti, et il l'est en fait de manière presque inévitable par la liberté de l'homme, que même les dirigeants totalitaires ne peuvent nier ; car cette liberté — aussi déplacée et arbitraire qu'ils puissent la juger — est identique au fait que les hommes sont parce qu'ils sont nés, que chacun d'eux est donc un nouveau commencement, et commence, en un sens, un monde nouveau. Du point de vue totalitaire, le fait que les hommes naissent et meurent ne peut être tenu que pour une entrave désagréable à des forces supérieures. La terreur, en tant que servante obéissante du mouvement historique ou naturel, a donc le devoir d'éliminer, non seulement la liberté, quel que soit le sens particulier donné à ce terme, mais encore la source même de la liberté que le fait de la naissance confère à l'homme et qui réside dans la capacité qu'a celui-ci d'engendrer un nouveau commencement. La terreur et son cercle de fer, la destruction de la pluralité des hommes, la création, à partir du multiple, de l'Un qui agira infailliblement comme si lui-même participait du cours de l'histoire ou de la nature, sont un moyen non seulement de libérer les forces historiques et naturelles, mais encore de les accélérer, jusqu'à atteindre une vitesse que, laissées à elles-mêmes, elles n'eussent jamais atteinte. En pratique, cela signifie que la terreur exécute sur-le-champ les sentences de mort que la Nature est censée avoir prononcées contre les races ou les individus « inaptes à vivre », ou l'Histoire contre « les classes moribondes », sans attendre que la nature ou l' histoire elles-mêmes suivent leur cours, plus lent et moins efficace.

Idéologies et camisole de la logique [7]

Les idéologies admettent toujours le postulat qu'une seule idée suffit à tout expliquer dans le développement à partir de la prémisse, et qu'aucune expérience ne peut enseigner quoi que ce soit, parce que tout est compris dans cette progression cohérente de la déduction logique. Le danger d'échanger la nécessaire insécurité, où se tient la pensée philosophique, pour l'explication totale que propose une idéologie et sa Weltanschauung [vision du monde] n'est pas tant le risque de se laisser prendre à quelque postulat généralement vulgaire et toujours précritique, que d'échanger la liberté inhérente à la faculté humaine de penser pour la camisole de la logique, avec laquelle l'homme peut se contraindre lui-même presque aussi violemment qu'il est contraint par une force extérieure à lui.

Les Weltanschauungen et les idéologies du XIXe siècle ne sont pas en elles-mêmes totalitaires et, bien que le racisme et le communisme soient devenus les idéologies décisives du XXe siècle, ils n'étaient pas, en principe, « plus totalitaires » que les autres ; ceci advint parce que les principes sur lesquels reposait à l'origine leur expérience — la lutte des races pour la domination du monde, la lutte des classes pour la prise du pouvoir politique dans les différents pays — s'avérèrent plus importants politiquement parlant que ceux des autres idéologies. En ce sens, la victoire idéologique du racisme et du communisme sur tous les autres « ismes » était acquise avant que les mouvements totalitaires n'aient précisément jeté leur dévolu sur ces idéologies. Par ailleurs, toutes les idéologies contiennent des éléments totalitaires, mais qui ne sont pleinement développés que par les mouvements totalitaires ; cela crée l'impression trompeuse que seuls le racisme et le communisme ont un caractère totalitaire. En vérité, c'est plutôt la nature réelle de toutes les idéologies qui s'est révélée seulement dans le rôle que l'idéologie joue dans l'appareil de domination totalitaire. Sous cet angle, il apparaît qu'il existe trois éléments spécifiquement totalitaires, propres à toute pensée idéologique.

1. Premièrement, dans leur prétention à tout expliquer, les idéologies ont tendance à ne pas rendre compte de ce qui est, mais de ce qui devient, de ce qui naît et meurt. Dans tous les cas elles s'occupent exclusivement de l'élément du mouvement, autrement dit de l'histoire au sens courant du terme. Les idéologies sont toujours orientées vers l'histoire, même lorsqu'elles semblent, comme dans le cas du racisme, choisir la nature pour prémisse dont elles procèdent ; ici, la nature ne sert qu'à expliquer les questions historiques en les réduisant à des questions naturelles. La prétention de tout expliquer promet d'expliquer tous les événements historiques, promet l'explication totale du passé, la connaissance totale du présent, et la prévision certaine de l'avenir. 2. En deuxième lieu, dans ce pouvoir de tout expliquer, la pensée idéologique s'affranchit de toute expérience, dont elle ne peut rien apprendre de nouveau, même s'il s'agit de quelque chose qui vient de se produire. Dès lors, la pensée idéologique s'émancipe de la réalité que nous percevons au moyen de nos cinq sens, et affirme l'existence d'une réalité « plus vraie » qui se dissimule derrière toutes les choses que l'on perçoit et règne sur elles depuis cette cachette ; elle requiert pour que nous puissions nous en apercevoir la possession d'un sixième sens. Ce sixième sens est justement fourni par l'idéologie, à savoir cet endoctrinement idéologique spécial auquel on se livre dans les établissements d'éducation, exclusivement créés à cet effet, afin d'entraîner les « combattants politiques » dans les Ordensburgen des nazis, ou les écoles du Komintern et du Kominform. La propagande du mouvement totalitaire sert aussi à émanciper la pensée de l'expérience et de la réalité ; elle s'efforce toujours d'injecter une signification secrète à tout événement public et tangible, et de faire soupçonner une intention secrète derrière tout acte politique public. Une fois au pouvoir, les mouvements entreprennent de changer la réalité conformément à leurs prétentions idéologiques. Le concept d'hostilité est remplacé par celui de conspiration, et ceci crée un état d'esprit où la réalité — l'hostilité réelle ou l'amitié réelle — n'est plus vécue et comprise en ses termes propres, mais est automatiquement censée renvoyer à une signification autre.

3. En troisième lieu, puisque les idéologies n'ont pas le pouvoir de transformer la réalité, elles accomplissent cette émancipation de la pensée à l'égard de l'expérience au moyen de certaines méthodes de démonstration. Le penser idéologique ordonne les faits en une procédure absolument logique, qui part d'une prémisse tenue pour axiome et en déduit tout le reste ; autrement dit, elle procède avec une cohérence qui n'existe nulle part dans le domaine de la réalité. La déduction peut procéder logiquement ou dialectiquement ; dans les deux cas, celle-ci implique un processus cohérent de l'argumentation qui, parce qu'elle pense en termes de processus, est supposée capable de comprendre le mouvement des processus surhumains, naturels ou historiques. L'esprit parvient à la compréhension en imitant, soit logiquement, soit dialectiquement, les lois des mouvements « scientifiquement » établis auxquels, au cours du processus d'imitation, il s'intègre progressivement. L'argumentation idéologique qui est toujours un genre de déduction logique, répond aux deux composantes des idéologies précédemment mentionnées — celle du mouvement et celle de l'émancipation à l'égard de la réalité et de l'expérience —, premièrement parce que son mouvement de pensée ne naît pas de l'expérience, mais s'auto-génère, et, en second lieu, parce qu'elle transforme le seul et unique élément tiré et admis de la réalité expérimentée en une prémisse à valeur d'axiome et, dès lors, s'en remet au déroulement de l'argumentation subséquente que nulle expérience ultérieure ne vient troubler. Une fois les prémisses établies, le point de départ donné, les expériences ne peuvent plus venir contrarier le mode de penser idéologique, pas plus que celui-ci ne peut tirer d'enseignement de la réalité.

Le procédé dont usèrent les deux dirigeants totalitaires, afin de transformer leurs idéologies respectives en armes grâce auxquelles chacun de leurs sujets pouvait de lui-même se contraindre à se mettre au rythme du mouvement de la terreur, était d'une simplicité trompeuse et invisible : ils prenaient les idéologies mortellement au sérieux, ils tiraient vanité, l'un de son don suprême pour « le raisonnement froid comme la glace » (Hitler), l'autre du « caractère impitoyable de sa dialectique », et se mettaient en devoir de déployer les implications idéologiques jusqu'à l'extrême d'une cohérence logique qui semblait déraisonnablement « primitive » et absurde au spectateur : une « classe moribonde » était une classe de gens condamnés à mort ; les races qui sont « inaptes à vivre » devaient être exterminées. Quiconque concédait qu'il existe des choses telles que des « classes moribondes » et n'en déduisait pas qu'il fallait en tuer les membres, quiconque accordait que le droit de vivre n'était pas sans rapport avec la race et n'en déduisait pas qu'il fallait tuer « les races inaptes », était purement et simplement, soit un idiot, soit un lâche. La logique astreignante qui tient lieu de principe d'action imprègne la structure tout entière des mouvements et des régimes totalitaires. Telle est l'oeuvre exclusive de Hitler et de Staline ; pour cette seule raison, et bien qu'ils n'aient pas ajouté la moindre pensée nouvelle aux idées et aux slogans propagandistes de leurs mouvements, on doit les considérer comme des idéologues de la plus grande importance.

Ces nouveaux idéologues totalitaires se distinguaient de leurs prédécesseurs en ceci que « l'idée » idéologique — la lutte des classes et l'exploitation des travailleurs, ou la lutte des races et la préservation des peuples germaniques — n'était plus en premier lieu ce qui les séduisait ; ce qui les attirait, c'était le processus logique qui pourrait se développer à partir d'elle. Selon Staline, ce n'était ni l'idée ni le talent oratoire, mais « la puissance irrésistible de la logique qui subjuguait l'auditoire [de Lénine] ». Du pouvoir, dont Marx pensait qu'il naissait quand l'idée s'empare des masses, on découvrit qu'il résidait, non pas dans l'idée elle-même, mais dans son développement logique qui, « tel un tentacule puissant vous saisit de toutes parts comme en un étau et à l'étreinte duquel vous êtes incapables de vous arracher ; vous devez ou bien vous rendre ou bien vous préparer à une défaite totale ». C'est seulement quand la réalisation des buts idéologiques — la société sans classes ou la race des seigneurs — fut à l'ordre du jour, que cette puissance put apparaître. Tout au long du processus de réalisation, la substance originelle que les idéologies se sont elles-mêmes donnée pour fondement aussi longtemps qu'elles eurent à séduire les masses — l'exploitation des travailleurs, ou les aspirations nationales de l'Allemagne — se perd peu à peu, dévorée qu'elle est pour ainsi dire par le processus lui-même : en parfaite harmonie avec « le raisonnement froid comme la glace » et « la force irrésistible de la logique », les travailleurs perdent sous le pouvoir bolchevique jusqu'aux droits qui leur avaient été octroyés sous l'oppression tsariste, et le peuple allemand subit une sorte de guerre qui ne tient aucunement compte du minimum requis pour que survive la nation allemande. Il est dans la nature même des politiques idéologiques — et ce n'est pas une simple trahison commise pour satisfaire l'intérêt personnel ou l'appétit du pouvoir — que le contenu réel de l'idéologie (la classe laborieuse ou les peuples germaniques), qui fut à l'origine de l'« idée » (la lutte des classes comme loi de l'histoire ou la lutte des races comme loi de la nature), soit dévoré par la logique avec laquelle « l'idée » est mise à exécution.

Tyrannie de la peur de se contredire [8]

La préparation des victimes et des exécutants que requiert le totalitarisme, à la place du principe d'action de Montesquieu, n'est pas l'idéologie elle-même — le racisme ou le matérialisme dialectique — mais sa logique inhérente. L'argument le plus convaincant à cet égard, un argument que Hitler comme Staline affectionnaient particulièrement, est celui-ci : vous ne pouvez poser A sans poser B et C et ainsi de suite, jusqu'à la fin de l'alphabet du meurtre. C'est ici que la force contraignante de la logique semble avoir sa source ; elle naît de notre peur de nous contredire nous-mêmes. Dans la mesure où la purge bolchevique réussit à faire que ses victimes avouent des crimes qu'elles n'ont jamais commis, elle compte au premier chef sur cette peur viscérale et argumente comme suit : nous sommes tous d'accord sur la prémisse que l'histoire est une lutte des classes et sur le rôle du parti dans la conduite de celle-ci. Vous savez donc qu'historiquement parlant le parti a toujours raison (dans les termes de Trotski : « Nous ne pouvons avoir raison qu'avec et par le parti, car l'histoire n'a pas fourni d'autres moyens d'être dans le vrai »). À ce moment historique, c'est-à-dire conformément à la loi de l'histoire, certains crimes ont dû être commis que le parti, connaissant la loi de l'histoire, doit punir. Pour ces crimes, le parti a besoin de criminels ; il se peut que le parti, bien qu'il connaisse les crimes, ne connaisse pas du tout les criminels ; plus importante que la certitude sur la personne des criminels, est la punition des crimes, car sans cette punition on n'aura pas fait avancer l'Histoire et il se peut même que son cours s'en trouve gêné. En conséquence, ou bien vous avez commis les crimes ou bien vous avez été appelé par le parti à jouer le rôle du criminel — dans les deux cas vous êtes objectivement devenu un ennemi du parti. Si vous n'avouez pas, vous cessez de servir l'Histoire par l'intermédiaire du parti, et vous êtes devenu un ennemi réel. La force contraignante de l'argument est celle-ci : si vous refusez, vous vous mettez en contradiction avec vous-même et, par cette contradiction, vous retirez tout sens à toute votre vie ; le A que vous posiez domine toute votre vie à travers les conséquences B et C qu'il engendre logiquement.

Les dirigeants totalitaires tablent sur la contrainte que nous pouvons nous imposer à nous-mêmes pour mobiliser en partie les gens dont ils ont encore besoin ; cette contrainte intérieure est la tyrannie du système logique auquel rien ne résiste, sinon la grande aptitude de l'homme à commencer quelque chose de nouveau. La tyrannie du système logique commence avec la soumission de l'esprit à la logique comme processus sans fin, sur lequel l'homme compte pour engendrer ses pensées. Par cette soumission, il renonce à sa liberté intérieure de même qu'il renonce à sa liberté de mouvement lorsqu'il s'incline devant une tyrannie extérieure à lui. La liberté, en tant que capacité intérieure de l'homme, est identique à la capacité de commencer, de même que la liberté en tant que réalité politique est identique à un espace entre les hommes où ceux-ci puissent se mouvoir. Sur le commencement, aucune logique, aucune déduction incontestable ne peut avoir aucun pouvoir, car son enchaînement présuppose, sous la forme d'une prémisse, le commencement. De même que le besoin de la terreur naît de la peur qu'avec la naissance de chaque être humain un nouveau commencement n'élève et ne fasse entendre sa voix dans le monde, de même la mobilisation de la force autocontraignante du système logique a pour origine la peur que quelqu'un ne se mette à penser — activité qui, en tant que la plus libre et la plus pure des activités humaines, est justement tout l'opposé du processus contraignant de la déduction. Le régime totalitaire ne peut tenir que dans la mesure où il est capable de mobiliser la propre volonté de puissance de l'homme pour le forcer à entrer dans ce gigantesque mouvement de l'Histoire ou de la Nature auquel le genre humain est censé servir de matériau et qui ne connaît ni naissance ni mort.

D'un côté, la contrainte de la terreur totale qui, en son cercle de fer, comprime les masses d'hommes isolés et les maintient dans un monde qui est devenu pour eux un désert ; de l'autre, la force autocontraignante de la déduction logique, qui prépare chaque individu dans son isolement désolé contre tous les autres : toutes deux se correspondent et ont besoin l'une de l'autre afin de mettre en marche le mouvement régi par la terreur, et de le maintenir en marche. De même que la terreur, y compris dans sa forme pré-totale, simplement tyrannique, ruine toute relation entre les hommes, de même l'autocontrainte de la pensée idéologique ruine toute relation avec la réalité. La préparation est couronnée de succès lorsque les gens ont perdu tout contact avec leurs semblables aussi bien qu'avec la réalité qui les entoure ; car en même temps que ces contacts, les hommes perdent à la fois la faculté d'expérimenter et celle de penser. Le sujet idéal de la domination totalitaire n'est ni le nazi convaincu ni le communiste convaincu, mais les gens pour qui la distinction entre fait et fiction (c'est-à-dire la réalité de l'expérience) et la distinction entre vrai et faux (c'est-à-dire les normes de la pensée) n'existent plus.

[1] Extrait du film Hannah Arendt de Jean-Claude Lubtchansky, INA.fr © 1975.

[2] Hannah Arendt, Le système totalitaire, Gallimard © 2002, Points Essais # 307, p. 170.

[3] Ibid., pp. 210-212.

[4] Ibid., pp. 247-248, 265-266.

[5] Ibid., pp. 273-274, 281.

[6] Ibid., pp. 284-287, 289-292.

[7] Ibid., pp. 297-302.

[8] Ibid., pp. 302-304.

Philo5
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