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La bizarre sensation d'être quelqu'un d'autre

par François Brooks

Depuis quelque temps, je m'aperçois que les pensées qui animent ma personne et les actes qui découlent de mes pensées ne m'appartiennent pas. Parfois, je retrouve ici et là une citation qui va à ma pensée comme un gant. Je m'étonne souvent de constater que ces citations me précèdent parfois de plusieurs siècles sinon de millénaires alors que j'ai toujours eu une sorte de haine innée de ce qui est ancien puis que, dans ma pensée, ancien s'accorde avec désuet.

 

Je suis en train de lire l'Atlas de la Philosophie (Livre de Poche 1993). À mesure que j'avance dans ma lecture, j'y découvre avec stupéfaction les sources , non seulement de ma propre pensée — c'est-à-dire, celle avec laquelle je suis en accord — , mais aussi l'origine de nombreuses formes de pensée qui circulent chez mes contemporains.

 

C'est la deuxième fois, dans ma vie, où je constate que je ne suis pas celui que je croyais être. Une autre grande illusion s'estompe en moi. Je croyais que mes pensées les plus profondes m'appartenaient en propre et je découvre maintenant que d'autres êtres humains les ont eues bien avant moi. Je suis forcé de reconnaître que mes pensées sont loin d'être originales. Elles ne m'appartiennent pas ; elles appartiennent au genre humain. Mes pensées naissent dans mon esprit parce que celui-ci est conçu pour penser de la sorte lorsque je vis une situation particulière. Autrement dit, je suis, en quelque sorte, programmé pour penser d'une certaine façon lorsque je suis dans un contexte où je vis une situation propice à ce que mon cerveau sécrète la pensée pour laquelle il a été fabriqué.

 

La première fois, c'était il y a maintenant 17 ans. Je vivais une période où j'étais désespéré et je croyais que mes émotions étaient profondes et fondamentales alors qu'un antidépresseur avait changé radicalement mon humeur en quelques heures. J'étais passé du désir obnubilant de mourir à une sensation de bien-être qui avait fait disparaître mon désespoir de façon magique.

 

Aussi, je crois que je pense comme je pense, parce que, sans m'en rendre compte, j'ai dû être exposé, au cours de ma vie, à des formes de pensée qui ont alors été déposées en moi comme des germes. Au moment opportun, elles surgissent quand que je vis une situation que je n'ai pas souvenance d'avoir déjà vécue. Je suis alors dupé par l'impression que ma pensée est originale alors qu'elle sommeillait en moi et me venait d'ailleurs. Emporté par la découverte d'une idée, je croyais parfois avoir eu un éclair de génie alors que je constate, en lisant l'Atlas de la Philosophie que mes “éclairs de génie” ont surgi dans d'autres esprits bien avant moi, bien avant que j'existe.