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Intérêts, hasard et fidélité

par François Brooks

Une des choses qui me fait particulièrement souffrir chez les autres, c'est leur manque de fidélité face à leurs engagements. Combien de fois ai-je dû perdre mon temps à attendre quelqu'un ou quelqu'une qui était en retard à un rendez-vous sinon tout simplement absent. Dieu que c'est souffrant de ronger son frein à attendre les retardataires ou pire, ceux qui me posent des lapins. Leurs excuses sont toujours prêtes et Dieu sait combien de mensonges ont été inventés pour camoufler le manque d'intérêt de ces infidèles qui se permettent, sans vergogne, de jeter mon temps aux poubelles. Par manque d'amour, indifférence, ou tout simplement par incompétence à gérer leur temps, ils me mettent en rage. Pourtant, bien que je ne sois pas irréprochable de ce côté-là, il me semble que l'on me fait attendre, de loin, plus souvent que je ne fais attendre les autres et que mon attitude envers celui qui en est ma victime est bien différente : Je me confonds en excuses et je tâche de me rattraper.

 

Mais qu'est-ce donc qui nous rend si infidèles à nos rendez-vous? Est-ce notre addiction pour la liberté qui nous fait regretter de l'avoir perdue à la minute où on prend un rendez-vous? Est-ce les milliers d'attracteurs de notre attention — téléphone, télévision, lectures, ordinateur, hobby, auto, Internet etc. — qui bousillent notre organisation du temps? Est-ce ce temps élastique qui se rétrécit au maximum lorsqu'on est captivé dans un de nos centres d'intérêts? Est-ce un manque d'amour, du mépris ou de l'indifférence?

 

Je me sens très différent des autres sur ce point. Je me sens si mal de faire attende les autres. Il me semble que si je veux insulter quelqu'un, je n'ai qu'à être en retard avec lui ou mieux, ne pas me présenter à son rendez-vous. Louise me disait que les gens qu'elle fréquente sont généralement ponctuels alors pourquoi ai-je l'heure de fréquenter des infidèles? Serait-ce que je n'ai pas l'intention de respecter mes rendez-vous? Ou que je veux avoir le loisir de pouvoir être en retard sans me sentir coupable avec des pires que moi?

 

L'excuse de mauvaise foi par excellence c'est : « Je n'ai pas eu le temps » . Alors qu'il (ou elle) a eu pourtant le temps de faire mille autre choses (ex.: Se maquiller, arrêter au centre d'achats, consulter Internet ou toute autre activité non-vitale).

 

Où est passé le temps où on avait le temps de s'habiller le cœur avant de rencontrer quelqu'un? La quantité de rencontres possibles est devenue tellement grande que leur importance individuelle est devenue négligeable. Nos agendas sont chargés de rendez-vous que nous consommons en grande quantité. C'est drôle, mais c'est comme si nous avions résolu notre problème existentiel de savoir que nous allons un jour mourir en multipliant la quantité d'activité que l'on va faire pendant notre vie, comme pour l'allonger : Je n'aurai vécu que 75 ans mais j'aurai fait tellement de choses que c'est comme si j'avais vécu trois vies ou cinq. Mais à cette vitesse, je n'aurai pas eu le temps de voir ma vie qui s'écoule. Ma vie m'aura paru si courte. Je rêve parfois d'être enfermé dans une grande pièce lumineuse avec dix autres personnes sans aucun autre accessoire que ceux d'utilité courante pour pouvoir stopper le temps et sentir, avec d'autres, mon existence.

 

Et pourtant, je dois bien reconnaître que l'organisation de notre vie actuelle a tout pour nous faire perdre notre temps : L'automobile avec tous ses impératifs est le moyen par excellence pour nous voler notre temps ; à commencer par celui que l'on doit travailler pour gagner l'argent qu'elle nécessite. Toutes ces publicités, que ce soit dans les journaux, les émissions radio-TV, sur Internet etc. qui se bousculent pour nous voler notre attention (donc, notre temps) en nous laissant croire que le produit qu'elles nous ventent (vendent) va répondre à nos besoins — rarement fondamentaux — , mais en tout cas, le plus souvent divertissant. Le temps passé à subvenir à nos besoins fondamentaux : se loger, travailler, manger, dormir, baiser, faire l'épicerie, préparer nos repas, s'habiller, faire la lessive, le ménage, se doucher, brosser ses dents etc. et souvent dans le cadre du chacun pour soi (ce qui prend plus de temps qu'en communauté, ne serait-ce que celle qu'est le couple), tout ce temps, rend parfois nos rendez-vous semblables à un luxe hors d'atteinte.

 

J'en viens à catégoriser les gens en deux groupes. Le premier contient ceux qui conduisent leur vie et font ce qu'ils projettent. Ceux-ci ont du pouvoir et une réelle liberté, non pas sacrifiée dans l'engagement mais plutôt décidée avec intention. Le second contient ceux que la vie conduit au hasard. Les attracteurs de leur intérêt les font papillonner à droite et à gauche en leur donnant une sensation immédiate de liberté mais leur vie, dans l'ensemble, est menée par les modes et les courants sociaux. Bien entendu, nous appartenons tous, un peu au moins, aux deux groupes, mais je crois que nous sommes sujets, selon notre caractère, à une dominante. Je crois aussi qu'il est plus agréable de faire partie du deuxième groupe mais plus satisfaisant d'appartenir au premier. Comment pourrais-je tirer bénéfice des deux? Mon temps de vie est déchiré entre les deux.