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Hargne, solitude et communication

(À propos de l'incommunicabilité)

par François Brooks

Lorsque je suis en présence d'autrui, c'est sa volonté qui m'est insupportable. Par contre, la solitude m'est tout aussi insupportable. Comment vivre avec l'autre sans lui faire la guerre? Et comment échapper à ma solitude sans devoir supporter le manque de présence des autres? C'est comme si ma condition ne me laissait le choix qu'entre la violence ou l'ennui.

 

Notre époque nous propose la télécommunication comme solution. J'écoute la télévision qui me parle toujours gentiment. J'écoute la radio qui me fredonne des chansons d'amour. Je parle à mes amis au téléphone ; ça me permet d'éviter l'insupportable présence de leur regard et de leur donner ma chaude voix dont j'ai le contrôle. Je navigue sur l'Internet dans le monde entier ; l'univers entier m'appartient ; tous les territoires me sont déjà conquis sans aucune guerre à livrer. Je bavarde par courriel ou « chat-room » interposé ; on s'envoie des « ba-bye » pour se prouver qu'on existe.

 

À l'extérieur — puisqu'il faut bien que je sorte de temps en temps de la maison — mes relations de travail et d'emplettes sont soumises à un code de comportement très strict qui m'évite de déborder en effusion de toutes sortes. Les spectacles me servent de catharsis pour y projeter tous mes sentiments, y compris les plus inavouables. Je n'ai qu'à choisir ; il y en a sûrement un — en salle de concert, au théâtre, au cinéma ou en location vidéo — pour m'aider à ne plus me sentir seul dans mes sentiments les plus nobles ou les plus vils.

 

Je rencontre ma blonde chaque semaine le samedi. J'ai alors 24 heures pour revivre le cycle complet de l'amour : le coup de foudre, lui faire la cour, partager quelques bons moments ― manger, baiser, dormir ensemble ― et divorcer. C'est à peu près la seule personne que j'ai le droit de toucher et strictement dans ces conditions.

 

Et toute cette vie est bercée par le « murmure marchand », comme l'a si bien nommé Jacques Godbout.

 

Lorsque j'ai besoin d'un contact en profondeur, je lis l'essai d'un grand penseur, d'un prophète ou d'un philosophe. Je n'ai qu'un seul véritable ami intime, et c'est moi-même. Celui-là, j'ai trouvé un moyen de le rencontrer : je lui donne des rendez-vous dans le futur en lui écrivant. Je lui confie mes réflexions et mes états d'âme. Il m'écoute très attentivement lorsque je me relis. Je sais qu'il est le seul à me comprendre véritablement. Ainsi, même moi, je me télé-communique, je me parle de loin.

 

Voilà! Je suis parfaitement adapté à mon époque. J'évite la violence et l'ennui. De loin, mon intimité n'est jamais complètement révélée et les autres sont aussi protégés. Si je suis distrait lorsque je me relis, je n'en sais rien, comme le commentateur TV ne sait pas qu'on le zappe.

 

Je vis seul. Je travaille seul aussi, de nuit. Pourtant, je suis sociable. Très sociable. Tellement que lorsque je rencontre un interlocuteur, je suis parfois tenté de m'en emparer et de lui parler, parler, parler, comme on n'arrête plus de boire lorsqu'on a très soif. Je suis loin d'être, un « locuteur idéal ». Parfois je m'ennuie, seul, chez-moi et parfois aussi, j'engueulerais tous ceux que je croise sur mon chemin...

 

L'insupportable solitude et l'insupportable altérité. Est-ce ma seule condition d'existence?