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Sens de la vie, devoir et liberté

par François Brooks

En soi, la vie n'a pas de sens, et c'est très bien comme ça. Comme Henri Laborit l'affirmait[1] : « La seule raison d'être d'un être, c'est d'être. C'est-à-dire, de maintenir sa structure. C'est de se maintenir en vie. Sans cela, il n'y aurait pas d'être. » Par ailleurs, Dieu n'existe pas[2] ; je ne l'ai jamais vu ni rencontré et même si je le rencontrais, je prendrais ce personnage pour un imposteur. Je ne peux donc pas compter sur Dieu pour donner un sens à ma vie. Il m'importe alors de donner moi-même un sens à ma vie.

 

Dans l'enfer des camps de concentration, Victor E. Frankl[3] l'avait compris ainsi :

 

Il fallait que nous changions du tout au tout notre attitude à l'égard de la vie. Il fallait que nous apprenions par nous-mêmes et, de plus, il fallait que nous montrions à ceux qui étaient en proie au désespoir que l'important n'était pas ce que nous attendions de la vie, mais ce que la vie attendait de nous. Au lieu de se demander si la vie avait un sens, il fallait s'imaginer que c'était la vie qui nous questionnait ― journellement et à toute heure. Nous devions répondre, non pas par des mots et des méditations, mais par de bonnes actions, une bonne conduite. Notre responsabilité dans la vie consiste à trouver les bonnes réponses aux problèmes qu'elle nous pose et à nous acquitter honnêtement des tâches qu'elle nous assigne.

 

Frankl, nous fait remarquer que la question « quel est le sens de la vie? », est mal pausée. Il ne faut pas chercher un sens à la vie et attendre qu'elle nous en fournisse un. En réalité, c'est comme si la vie, absente de sens, nous implorait de lui en trouver un. Alors, tout à coup, je deviens maître et créateur de ma vie. Le fait que la vie, en soi, ait un sens ou non, n'a plus tellement d'importance puisqu'il n'appartient qu'à moi de lui en donner un. C'est donc à moi qu'incombe la tâche de donner un sens à ma vie.

 

Je ne peux accepter qu'on choisisse pour moi ce que je dois faire, penser ou dire ; ce serait bafouer ma liberté. Ma liberté me rend rebelle à ce qu'on me dise de l'extérieur, quel est le sens de ma vie. Même Dieu ferait de moi un esclave, un robot soumis à ses ordres s'il m'imposait de faire quoi que ce soit contre ma volonté sous prétexte de donner un sens à ma vie. Ma vie reste donc à vivre, et ce sont les choix que je pose, au jour le jour, qui donnent un sens à ma vie. Si je ressens un vide, si je ne suis pas satisfait de ma vie, si le sentiment de l'absurde m'envahit, je n'ai qu'à changer ma vie, agir autrement. Je suis libre ; je peux tout faire dans les limites de ma condition humaine, s'entend, et ce n'est déjà pas si mal puisque ma volonté me délivre de la détermination. Après tout, je peux poser mes propres choix.

 

En soi, ma vie n'a pas de sens donné ; je dois simplement accepter de m'engager, de travailler à lui donner un sens. Cette tâche m'incombe ; c'est mon devoir et ce devoir est la condition de ma liberté. Comme Kant le disait : « Obéir au devoir, c'est la liberté elle-même ». Exercer ma liberté, c'est accomplir mon devoir de donner un sens à ma vie. Si je manque à ce devoir, je ne serai qu'un être ballotté par mes pulsions et les déterminations qui m'assujettiront ; je serai l'esclave des hasards. La tuile qui tombe du plafond et tue le passant, obéit à la détermination. Elle n'est pas libre de tuer ou non le passant en tombant. Aucune volonté propre ne l'habite. Par contre, si je me retiens de tuer un homme qui aurait tué mon frère, j'exerce pleinement ma liberté puisque c'est un choix volontaire auquel je me contrains ; ma pulsion naturelle étant la vengeance, si je me laissais aller, je ne serais pas plus libre que la tuile qui n'a pas le choix de se laisser tomber du plafond.

 



 

[1] Dans le film d'Alain Resnais, Mon oncle d'Amérique, © 1980.

 

[2] Quand tous les humains de la terre seront morts, qu'adviendra-t-il de Dieu sans plus personne pour le prier, l'implorer, lui donner de l'être? En somme, il faut les humains pour que Dieu existe. Mais sa force n'en est pas moins grande. La foi en Dieu peut donc être d'une très grande utilité ; elle a souvent fait accomplir à l'humain des réalisations divines.

 

[3] Viktor E. Frankl, Découvrir un sens à sa vie, Les éditions de l'homme, © 1988. Il est psychiatre et docteur en médecine et en philosophie.