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L'équilibre plutôt que l'égalité

par François Brooks

L'inégalité règne dans la nature. Selon que tel ou tel arbre, animal ou humain soit doté de facultés génétiques avantageuses, cet organisme prospérera tout naturellement et dépassera bientôt les autres par ses dimensions, ses performances et ses succès.

 

Cette inégalité, par les temps qui courent, est plutôt mal vue. Le christianisme, enchâssé dans nos lois par le biais de la Charte des droits et libertés, stipule que le « fort » doit se préoccuper du « faible ». Nos politiques sociales appliquent cette morale en favorisant les « faibles » et en négligeant les « forts » au moyen d'une nivellation par le bas[1]. Ceci me fait penser que la charité chrétienne comporte un côté pervers.

 

Par exemple, en éducation, les réformes actuelles au Québec visent à aider les 34% de décrocheurs du secondaire. On allège les programmes en pensant faciliter l'accès aux diplômes pour ces décrocheurs. Mais ces décrocheurs sont-ils tous des sous-doués ou bien ne seraient-ils pas aussi, en partie, des élèves normaux — voire surdoués — blasés de faire du surplace dans des institutions scolaires publiques aux programmes déjà si allégés qu'ils ennuient même les plus doués.

 

Notre obsession actuelle pour l'égalité me semble aussi monstrueuse que l'obsession élitiste de jadis. L'inégalité naturelle est-elle si immorale qu'il faille tout faire pour ralentir les surdoués et accélérer les sous-doués? Chacun ne peut-il pas trouver une place dans notre société selon sa propre valeur? Ne peut-on pas favoriser chacun selon ses besoins?

 

S'il est vrai que dans chaque individu que je rencontre, je peux trouver un maître dans un domaine où je n'excelle pas particulièrement, ne nuit-on pas à son développement en essayant de le conformer à une sorte de faible standard didactique scolaire?

 

Il nous faudrait relire John Stuart Mill (1806 – 1873) pour réaliser à quel point nous sommes, présentement au Québec, en train de sombrer dans la tyrannie de la masse et de l'opinion publique (fabriquée par certains médias) au détriment de la liberté individuelle et du pluralisme social.

 

Si je suis doué et que je réussisse bien dans mon travail, il est probable que, plus qu'un autre, j'aurai l'opportunité de m'enrichir. J'aurai alors tendance à m'accoupler à une personne semblable à moi et nos enfants seront probablement doués aussi. Ce cycle de la réussite nous est présenté comme immoral sous l'œil chrétien romantique qui se cherche toujours un pauvre (démuni, sous-doué) à aider. Se pourrait-il que cette morale nous pousse, sans que l'on s'en aperçoive, à fabriquer ces pauvres dont nous avons besoin pour nous « sanctifier », pour nous faire croire que nous sommes de « bons humains »? Les politiques actuelles en éducation me portent à le croire. C'est comme si la Révolution tranquille nous avait débarrassé d'une institution que nous avons recréée dans nos politiques. Le curé n'a plus à nous prêcher d'être charitables : nos politiques nous y obligent envers les démunis qu'on fabrique.

 

En matière de soins de santé, c'est pareil. Si j'ai de l'argent, je ne peux pas être mieux soigné dans les hôpitaux québécois que si je suis pauvre. L'engorgement dans les soins hospitaliers a nivelé encore ici tout le monde par le bas. Avant, au moins une partie de la population (oui, je sais, les mieux nantis) pouvait être bien soignée. Maintenant, nous sommes tous négligés de façon égale. Voilà bien un autre écueil de notre mentalité chrétienne égalitaire.

 

Je comprends maintenant ce que nos pères craignaient lorsqu'ils dénonçaient la menace communiste. C'est une mentalité étroite qui refuse de donner à chacun sa chance sous prétexte qu'on veut donner à tous les mêmes services. On veut l'égalité[2]. Bien honorable serait celui qui refuserait de manger tant qu'un seul être subirait la famine sur terre, mais qu'adviendrait-il si nous étions tous contraints à être pareillement honorable? La terre entière mourrait, victime de son noble idéal.

 

Comment pourrions-nous trouver un équilibre en acceptant les inégalités naturelles sans tomber dans la lutte des classes? De même, comment pourrions-nous arriver à un partage équitable de nos richesses individuelles sans tuer « l'entrepreneurship » nécessaire à créer cette richesse que nous voulons partager? Comment donner à chacun le maximum d'instruction selon ses dons personnels sans tomber dans l'élitisme? Comment soigner des malades selon leurs besoins sans tomber dans l'excès inutile et coûteux de la surmédicalisation?

 

Nous avons besoin, je crois, de souffrir encore de nos déséquilibres puisque nous les entretenons. Puissions-nous un jour être véritablement délivrés de notre mentalité évangélique et enfin croire qu'il vaut mieux être riche, instruit et en santé que pauvre, ignorant et malade. Les nobles pensées peuvent tuer, par les guerres et la foi aveugle, tout autant que l'ignoble force de la sélection naturelle. La sélection naturelle, c'est immoral mais ça marche ; c'est grâce à elle que la vie a pu se perpétuer. La charité, c'est très noble mais, ça nous mène présentement à une impasse. Soyons charitables, très bien, mais n'oublions pas de nous donner les moyens de créer cette abondance que nous voulons partager. Trouvons l'équilibre.

 



[1] Je m'inspire ici du texte de Tommy Chouinard, « Aux plus faibles la poche », paru dans le journal Voir le 5 octobre 2000.

[2] Voir le texte de Alain Bihr et Roland Pfefferkorn, « L'égalité des chances contre l'égalité » paru dans « Le Monde diplomatique » de septembre 2000.