Féminisme-Masculisme 

 

François Brooks

2019-11-16

Essais personnels

 

Les Hommes
de la révolution permanente

 

Le progrès [technologique] nourrit un système autonome qui s'emballe par auto-allumage et finit par nous contrôler.

Jacques Ellul

La Révolution tranquille a consisté en une sorte de mariage entre capitalisme et socialisme.

Le capitalisme est, par définition, un système idéologique qui consiste à transformer la moindre activité en ressource monétaire. Le capitalisme s'est donc employé à transformer le travail des femmes — jadis non-salarié — en ressource monétaire. Personne n'est contre. À commencer par les femmes qui, en touchant salaire, accèdent à la liberté économique. Les marchands s'en réjouissent et les percepteurs d'impôts aussi. Les hommes n'ont rien contre non plus. Ils ont ainsi échappé aux demandes extravagantes de l'épouse. Si elle veut dépenser, qu'elle travaille !

D'autre part, le socialisme s'est employé à l'égalitarisme qui consiste à effacer la différence traditionnelle des rôles par une immense propagande culturelle. Le mariage entre deux systèmes apparemment opposés consiste, paradoxalement, à créer une scission des rôles jadis complémentaires. La division des tâches est un système bien connu en administration (taylorisme). Elle est appliquée partout dans l'industrie. Elle garantit la productivité. Mais, pour la famille, le principe a été évacué. Chacun organise sa vie privée comme il l'entend, et les tâches sont partagées selon un consensus plus ou moins volontaire et inefficace. D'où tant d'irritation dans les couples et les familles. Au bout du compte la gauche et la droite ont fini par coucher dans le même lit, mais l'harmonie conjugale et familiale impose un travail incessant de conciliation [1].

La transformation sociale ne s'est pas arrêtée au salaire des femmes et au partage des tâches domestiques. On a par la suite créé des garderies pour faire entrer la petite enfance dans un système préscolaire dirigé par l'État. Oui, oui ! Il y a des garderies privées, mais l'État veille aux normes. Après 50 ans de Révolution tranquille, les femmes sont valorisées par le salaire, et les enfants justifient maintenant un tout nouveau système d'échange économique constitué par des techniciennes en garderie qui jouent aujourd'hui le rôle des mères de jadis.

Les enfants constituent encore — mais pas pour longtemps — la seule classe sociale non encore salariée. En bas âge, on les achète avec une montagne de cadeaux et des sucreries. Mais dans les classes supérieures, on les contraint aux dettes pour les études, et ça commence à gronder. Les plus allumés acceptent difficilement l'augmentation des frais de scolarité. Ils font régulièrement la grève à tout propos, et l'on sent bien qu'ils vivent une sorte d'injustice qu'ils peinent à formuler, et qui s'effacera le jour où on les paiera pour étudier. Parce que les études, c'est du travail. Du travail forcé déguisé en choix de carrière comme si c'était choisir une aventure passionnante alors que c'est tout simplement le choix des chaînes qui les entraveront.

Curieusement, les jeunes vivent dans une société où ils n'ont pas demandé à naître, où il n'y a plus de paradis à la fin des jours, et où ils sont les seuls à travailler sans salaire. Ils savent bien que leur apport économique est indispensable. D'ailleurs ils sont le principal groupe ciblé par les publicitaires. Ils sont nés pour travailler, consommer et payer des taxes.

Les plus futés, les décrocheurs, entrent rapidement sur le marché du travail et retourneront plus tard suivre une spécialisation payée par l'État. Les autres sont des citoyens sécuritaires. Ils commencent leur carrière avec des dettes d'études auxquelles vont se rajouter le prêt automobile, l'hypothèque domiciliaire et une ribambelle d'emprunts jusqu'au maximum d'endettement pour une vie. C'est ainsi que l'on harnache les jeunes vies par une propagande qui consiste à les convaincre qu'ils sont nés pour consommer et occuper une fonction sociale rémunérée. Le salaire est la carotte au bout du bâton, et tout le monde garde les yeux fixés sur celle-ci — sans jamais en parler. Connaissez-vous le salaire de vos proches : parents et amis ? Mais je parie que vous êtes disposé à parler volontiers des économies que vous avez faites sur vos achats comme d'une aventure héroïque.

La Révolution tranquille n'était qu'une étape de ce que j'ai observé dans l'ensemble comme une révolution permanente dont on pourrait situer l'origine à la Révolution française qui consista initialement à sortir de la féodalité et tuer le patriarcat en commençant par couper la tête du roi — tuer Dieu, en quelque sorte. C'est un mouvement mondial sur plusieurs siècles auquel le Québec a participé à sa façon. La révolution industrielle qui suivit montra que nous sommes engagés dans la monétisation de toutes les activités humaines.

La famille, dont aujourd'hui un curieux relent d'exaltation romantique nous est proposé, n'a guère plus de rapports que génétiques. Peu importe que ma fille ou mon garçon deviennent médecin ou vidangeur, ils peuvent aussi bien gagner leur vie manuels que professionnels. Mon fonds de pension et la Sécurité de la vieillesse me mettent à l'abri du besoin sans participation directe de leur part. Les dettes des individus ne lient plus légalement les membres de la famille.

La tradition créait jadis un lien économique vital avec les parents. Les enfants constituaient le fonds de pension. Points de rapports romantiques ; que des rapports de nécessité. Encore aujourd'hui, en Chine et dans bien d'autres pays, les jeunes travailleurs envoient leur salaire aux parents. Ici, c'est pareil, mais l'État prend en charge la redistribution par le biais des innombrables taxes qui nous dispensent de prodiguer le secours direct aux parents nécessiteux. Les hôpitaux et multiples services sociaux salarient les travailleurs qui s'en occupent. Saviez-vous que 50 % de la masse salariale passe par l'État ? C'est-à-dire que l'État embauche la moitié des travailleurs de la nation. Je n'ai pas de chiffres exacts, mais en gros, si vous suivez le parcours du dollar dépensé, après 10 transactions, 80 % de la valeur a été détourné par les taxes. Voilà ce qu'est un véritable État socialiste.

La famille est une cellule génétiquement productive qui appartient à un organe d'État. Chaque élément vit bercé de l'illusion de la liberté, mot sans cesse répété dans les médias comme un mantra, comme une prière qui appelle un bien-être infusé par une idéologie à laquelle il est impossible de se soustraire.

Et je suis loin de le déplorer. La Révolution tranquille participe à l'immense révolution socialiste qui garantit le bien-être collectif. J'aime la police. Elle protège ma propriété privée contre les malfaiteurs. J'aime l'État. Il soigne et prévient la maladie. Il me garantit une espérance de vie jamais atteinte dans toute l'histoire de l'humanité. Il entretient les routes pour ma voiture personnelle. Il me verse une rente lorsque je suis en chômage, invalide ou à la retraite. Il instruit mes enfants gratuitement. J'aime le capitalisme qui me garantit une rémunération personnelle valorisant mon travail utile à la société. J'aime la compétition qui maintient le bas prix des marchandises et services. J'aime ma Charte des droits et libertés qui me permet même de critiquer en toute liberté tout ce qui m'irrite, y compris ladite Charte.

Nous vivons aujourd'hui dans un pays envié où l'on se bouscule aux portes pour immigrer. Nous bénéficions de mille commodités bon marché. Une jeune femme peut circuler presque nue sur le trottoir la nuit sans danger. Une simple gifle est dénoncée comme la pire violence dans les médias. Bref, si j'avais à choisir, je choisirais sans hésiter mon pays et ma culture actuelle. C'est d'ailleurs, comme pour tout pays, la preuve d'une propagande réussie : faire en sorte que les citoyens participent à la communauté et pensent vivre en toute liberté dans le meilleur pays qui soit. Et ceci rejoint une consigne bien connue en philosophie qui dit que lorsqu'on n'a pas le choix, mieux vaut consentir que résister : aime ton sort puisque c'est ta destinée — amor fati disait Nietzsche.

Je dis tout cela sans égard au bien et au mal. Mon opinion n'est qu'une perspective dont je pèse les coûts et bénéfices sans vraiment savoir s'il faudrait qu'il en soit autrement. Je constate simplement que nous vivons dans un monde en révolution permanente, et que chaque génération pousse le carrosse de l'évolution un peu plus loin. Les hommes de notre génération ne sont pas morts à la guerre, mais furent mortifiés par la perte des responsabilités qui jadis constituaient l'honneur. Les pères n'éprouvent plus la fierté de la continuité à travers leurs fils qui apprenaient leurs métiers et portaient leurs noms. Mais l'État veille à la santé et au bien-être dans l'égalité sans égard à la réussite des rejetons.

Dans notre régime socialo-capitaliste non seulement nous avons droit à la vie, mais vivre le plus longtemps possible est un devoir. Nous le revendiquons sous prétexte de droits de l'homme, mais en réalité, chaque mort constitue la perte d'un consommateur qui participe à l'enrichissement collectif. Si je mourais aujourd'hui, de combien de cannes, de marchettes et de soins de santé lucratifs priverais-je mes concitoyens ? Mais là encore, une révolution s'annonce.

Le dernier secteur à conquérir reste la mort, désormais prise en charge par l'État. Depuis le 17 juin 2016, le Québec a adopté la Loi sur l'aide à mourir. Date historique, notez-le bien ; aucune révolution n'aura davantage d'impact sur nos vies. Nous n'avons pas encore mesuré l'ampleur de la liberté qui s'ouvre à nous. Nous avançons doucement vers la fin heureuse idéalisée par le brillant auteur d'anticipation Harry Harrison, porté à l'écran dans le film Soleil vert en 1973. Nous avons gagné — non pas le paradis à la fin de nos jours —, mais le droit de mourir paisiblement loin de la frénétique quête d'héroïsme qui obsédait nos ancêtres. Si je n'ai pas choisi de venir au monde, je pourrai au moins bientôt choisir le moment où je mettrai fin à mon existence. Peut-être au fond est-ce la dernière liberté qui nous reste.

Sénèque disait : « Le premier bonheur serait de ne pas naître et le second, de mourir le plus rapidement possible. » Et Schopenhauer fut plus radical en écrivant : « L'unique bonheur consiste à ne pas naître. » Je sais ce que vous pensez. Puisque vous vivez dans la douceur d'une joyeuse société qui vous berce de désirs et d'assouvissements, ces maximes vous répugnent. Mais il reste encore un pas à faire. Vous le comprendrez lorsque vous arriverez en fin de vie, et vous direz comme moi :  Merci à l'État de m'aider à mourir paisiblement. Ce sera la prochaine révolution.

[1] Voir le concept de schismogenèse complémentaire de Yvon Dallaire.

Philo5
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