Pratiques philosophiques 

par François Brooks

25 avril 2015

 

 

Laurence Bouchet, philopraticienne

Mais la philosophie ne s'arrête pas à la porte de l'atelier ou du cabinet de consultation, elle est là jour après jour et nous accompagne. Toutes les situations du quotidien sont de belles occasions de philosopher, s'étonner, observer, comprendre et même décider de se lâcher et de prendre des risques.

C'est donc pour cette personne et pour celles qui lui ressemblent que j'écris ce livre, afin de leur donner les moyens de faire des liens entre ce qu'elles vivent et la philosophie.

Laurence Bouchet, Philosopher pour se retrouver, 2015, p. 23

SOMMAIRE

Philosopher : une pratique active

Dans quel but ?

Par quels moyens ?

Liberté

Philosopher : une pratique active

On entend souvent les philopraticiens dire qu'ils font de la philosophie. Mais philosopher, c'est faire quoi ? Laurence Bouchet nous explique (p. 11) qu'il ne s'agit pas d'apprendre sur les auteurs ou d'augmenter nos connaissances et disserter, mais de vivre en soi-même les idées, les questionner, les expérimenter.

Elle affine au fil des pages :
C'est pratiquer la simplicité (p. 12) ; il n'est pas facile d'être simple. C'est se risquer à penser par soi-même, même timidement, même maladroitement (p. 15). C'est se distancier de soi-même pour se comprendre et agir mieux, plus efficacement sur le monde (p. 17). Comme le massage l'est pour le corps et l'activité physique pour les muscles, la pratique philosophique est un assouplissement pour l'esprit, une quête existentielle d'authenticité (p. 19 et 34). C'est une pratique vivante sur soi-même en lien avec les autres (p. 22). C'est se confronter à l'altérité du langage et de la pensée (p. 174). C'est une pratique quotidienne qui nous accompagne sans relâche (p. 23). C'est un questionnement incessant qui exerce notre ignorance parce que c'est justement cette ignorance qui donne du sens et permet de penser (p. 36). C'est prêter attention au discours de l'autre ; prendre conscience de sa position ; s'inviter chez lui ; écouter pour comprendre et non pour répondre ; se placer dans un mouvement d'altérité et non rester chez soi  (p. 147). Ne pas se prendre trop au sérieux, ironiser (p. 148).

Bref, c'est incarner le rôle de Socrate (p. 148) ; passer d'une position statique à une pensée en mouvement (p. 216) ; accepter de se voir nu, tel que les autres nous perçoivent (p. 220-221).

Dans quel but ?

Pour se retrouver, pour devenir libre, pour oser être vrai ; maintes fois l'auteur répète qu'il faut changer. Est-ce à dire que nous sommes perdus, enchaînés et faux ? Et pourquoi devrions-nous changer si nous sommes bien ainsi ? Évidemment, si vous êtes bien ainsi, il n'y a qu'à fermer le livre et passer à autre chose. Mais derrière les termes accrocheurs liberté, vérité et changement, l'auteur nous réserve un programme exigeant où ces mots usés se renouvellent. Elle veut nous extirper de notre léthargie ordinaire pour nous amener à vivre pleinement en nous invitant à cultiver la santé de notre esprit tout comme on cultive celle du corps par l'exercice physique (p. 199 et 200) ; la vigueur du corps et de l'esprit, voilà le véritable but de la pratique philosophique. Passer de l'état latent à l'état actif c'est exercer pleinement sa liberté.

Plus encore, elle nous propose de devenir de véritables philosophes-samouraïs : enrayer la faiblesse d'esprit par la souplesse, la force et l'endurance. La souplesse de penser l'impensable, la force de nous libérer de nos affects en affrontant l'altérité et l'endurance par la persistance d'un exercice quotidien. C'est par une confrontation argumentée que chacun apprend à construire sa réflexion, un peu comme deux judokas apprennent par le combat à développer leur pratique et à progresser (p. 201). Le changement que Laurence Bouchet propose, c'est de progresser.

Par quels moyens ?

À quoi reconnaît-on un véritable philosophe praticien ? La philosophie en tant que pratique, est une activité professionnelle toute nouvelle. Elle est pourtant aussi vieille que l'Antiquité, mais elle a été confisquée par les institutions qui en ont fait un objet de connaissance intellectuelle. Marc Sautet, Lou Marinoff, Oscar Brenifier et plusieurs autres ont ouvert une nouvelle voie, ou devrais-je dire, amorcé un retour aux sources. Chacun apporte sa pierre à l'édifice, mais qu'y a-t-il d'original chez Laurence Bouchet ? Elle apporte au philopraticien une vision incontournable en proposant deux objets de maîtrise : les compétences (savoir-faire) et les attitudes (savoir-être). Davantage que la seule proposition d'ouvrir la philosophie au grand public, elle énonce les qualités essentielles de tout philopraticien :

maîtriser 8 compétences... (p. 37-42)

  1. Questionnement : penser en termes interrogatifs pour susciter la réflexion.

  2. Conceptualisation : saisir le sens et reconnaître l'unité dans la diversité.

  3. Analyse : examiner la signification des mots.

  4. Identification des présupposés : débusquer les sous-entendus implicites.

  5. Exemplification : illustrer l'argument avec un exemple qui donne sens.

  6. Problématisation : mettre au jour les problèmes soulevés par les présupposés.

  7. Argumentation : démontrer ce qu'on avance, en tester la validité.

  8. Synthèse : reconnaître l'essentiel, voir le sens global.

... et savoir exercer 8 attitudes (p. 42 et 279)

  1. Être à l'écoute : pour savoir analyser avec pertinence.

  2. Garder l'esprit ouvert : pour prendre conscience des problèmes philosophiques.

  3. Être clair : pour échapper à la confusion et la mystification.

  4. Rigoureux : pour synthétiser et formuler les arguments.

  5. Souple : pour envisager divers aspects d'une même question.

  6. Authentique : pour éviter la lâcheté des faux-fuyants.

  7. Intuitif : pour trouver les exemples.

  8. Ironique : le sens de l'humour dissout la peur de s'exprimer.

Liberté

La conquête de soi passe par la connaissance de soi qui passe par le regard des autres. Nous voulions être chéris, adulés, appréciés, mais voilà que le regard des autres nous déshabille et nous scrute sous l'intense lumière crue de leur jugement. Chacun choisit d'éclairer la partie sombre de l'autre comme pour projeter hors de soi ce qu'il déteste voir en soi-même. Se livrer à un tel exercice comporte une si grande part d'inconfort qu'il faut escompter des gains énormes pour s'y engager. On y trouve une vitalité exceptionnelle ; différence entre une vie passive à fuir les zones obscures et la liberté qui consiste à mordre dans la vie à pleines dents.

Pratiquer la philosophie, c'est s'engager, et pour cela nulle recette, nul modèle à copier. C'est s'avancer en soi-même, être prêt à se perdre, à se distancier de soi pour mieux se trouver (p. 262 et 263).

Petit à petit, au contact de ce qui est autre, nous nous transformons nous-mêmes, nous acquérons un savoir-faire en même temps qu'un savoir-être, nous dessinons nos propres contours, nous nous sculptons nous-même. On comprend dès lors pourquoi la connaissance de soi, dans la pratique philosophique, ne passe pas par une narration de soi, comme cela se fait par exemple en psychanalyse. La narration ou le récit de soi ne permettent pas en général de sortir du système de représentation de nous-même que nous avons construit pour nous protéger de la réalité et la fuir. La pratique philosophique, par la modalité de son questionnement, ouvre au contraire une brèche dans ce système en nous permettant de l'observer d'un point de vue extérieur. Ainsi Socrate aidait-il ses interlocuteurs à mieux se connaître sans jamais leur demander de raconter leur vie. La première chose qu'il faisait consistait à les débarrasser de leur savoir illusoire afin de les faire accoucher d'eux-mêmes, de mettre au jour, derrière la couche épaisse des préjugés, un être à la fois plus simple, plus authentique et plus libre (p. 221 et 222).

Philo5
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