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La thérapie philosophique : [1]

une nouvelle leçon de vie?

ON CONNAISSAIT LES PSYS, IL Y A MAINTENANT DES PHILOSOPHES QUI DISENT POUVOIR NOUS AIDER À GÉRER NOS ANGOISSES EXISTENTIELLES.

par Stéphane Baillargeon[2]

Une patiente new-yorkaise du professeur de philosophie Lou Marinoff lui téléphone régulièrement pour lui parler de son grave dilemme existentiel. Elle jouit d'un grand succès professionnel et, après des années de recherche de la perle rare, vient de tomber amoureuse d'un homme qui, malheureusement, habite une autre ville. Devrait-elle tout quitter pour le rejoindre à l'autre bout du continent? « Elle pourrait très bien consulter un psychologue, un psychiatre, un prêtre ou un rabbin, dit le professeur Marinoff. Elle préfère aborder ce problème de manière philosophique. Elle veut le résoudre en respectant ce qu'elle est vraiment. Le sentiment d'accomplissement est central dans l'œuvre du philosophe Aristote ; nous avons donc commencé à dialoguer dans ce sens. Je crois qu'en deux ou trois mois, à raison d'une conversation par semaine, elle devrait avoir pris une décision bien mûrie. Moi, j'aurai pleinement joué mon rôle d'accompagnateur. »

Pas donnée, la philo

Ce genre de thérapie philosophique gagne en popularité partout dans le monde, en bonne partie grâce au travail acharné du professeur Lou Marinoff, rattaché au City Collège of New York. Auteur de Plato, not Prozac!, traduit en 20 langues, ce Montréalais d'origine parcourt la planète pour répandre sa bonne nouvelle, donner des conférences, former des collègues philosophes à son art thérapeutique. L'an dernier, il a arpenté plus de 200 000 kilomètres et visité quatre continents pour faire la promotion de l'American Philosophical Practitioners Association (APPA), qui décerne maintenant des attestations de pratique, toujours non reconnues officiellement aux États-Unis. Le président demande environ 200 $ CA par séance à ses clients, qu'il n'appelle pas des patients, un terme trop médical. Comme la psychanalyse, le counseling philosophique coûte cher et semble réservé à une certaine élite cultivée et fortunée.

Tom Morris, un autre bonze de la discipline, a abandonné son poste de professeur de logique à la prestigieuse université américaine Notre Dame, pour se consacrer à ses séances de motivation de groupes payées 40 000 $ CA l'heure par IBM et d'autres multinationales.

 

En Angleterre, Alain de Botton a fait un best-seller de The Consolations of Philosophy, devenu une série télévisée de six épisodes. Au Canada, il existe une branche de l'APPA, mais l'Association n'a pas encore d'antenne québécoise. Ici, les cafés philosophiques et les cours de philosophie pour les enfants ont davantage la cote.

Également connu dans le milieu, Oscar Brenifer défend un autre usage de la philo pop. Auteur de plusieurs livres de philo destinés aux enfants, ce Français qui a passé sa jeunesse dans la région de Montréal et étudié sa discipline à Ottawa et en Colombie-Britannique dirige des ateliers de discussion pour les adultes partout en Europe francophone depuis une douzaine d'années. « J'ai développé deux formules, explique-t-il. Soit je structure les discussions d'un groupe à partir d'une question philosophique, comme "la vie a-t-elle un sens?". Soit nous partons d'un texte précis pour en explorer les enjeux, par exemple, avec des retraités, discuter de ce qu'est une vie bien remplie. L'objectif demeure de réfléchir ensemble, de dialoguer. Ce n'est pas de la thérapie. Je n'utilise pas ce terme, bien que la parole puisse aider à vivre. »

La philo au quotidien

Dans tous les cas, la très vieille et savante discipline se confronte aux situations terre à terre d'aujourd'hui. « Le but est de replacer la philosophie sur le terrain pratico-pratique, résume Lou Marinoff. Notre mouvement ne nie pas la nécessité d'une matière théorique, universitaire, spécialisée. Mais ce n'est pas tout. Cette discipline n'est pas réservée qu'aux philosophes. Elle peut appartenir à tous. »

II est vrai que, dans l'Antiquité, Socrate pratiquait son art dans la Cité grecque, dissertant chez les marchands comme dans les banquets. Le Chinois Confucius, lui, était fréquemment consulté par les chefs de guerre à qui il faisait l'éloge de la vertu modérée, reposant sur une pensée claire.

Les clients de Marinoff, eux, découvrent un original de première classe, triple champion mondial de hockey sur table. Il est arrivé au counseling philosophique par accident, après sa thèse défendue à l'University of British Columbia (UBC), portant sur la théorie des décisions. Là-bas, les médias le consultaient de plus en plus et leurs reportages suscitaient des appels de simples citoyens voulant discuter avec un philosophe de leurs problèmes, éthiques ou autres. « Ça a été une révélation, dit M. Marinoff. J'ai vite compris que notre profession devait répondre à cette demande populaire. »

Des philosophes américains ont commencé à pratiquer le counseling philosophique dès les années 60. Des Allemands et des Hollandais ont systématisé la pratique au début des années 80 en fondant une première association. En 1994, Lou Marinoff et des collègues organisaient la première conférence internationale sur le sujet, à l'UBC.

« Notre civilisation est en pleine mutation, dit le professeur Marinoff. Des forces autrefois dominantes n'ont plus la confiance du public : les religions battent en retraite et perdent leur ascendant moral dans plusieurs sociétés. Beaucoup de psychothérapies, et pas seulement la psychanalyse, ont échoué. Ou bien elles sont carrément colonisées par l'industrie pharmaceutique. Car la science et la technologie réduisent l'être humain à une entité biochimique en mal de médicaments. Elles négligent complètement l'aspect moral, l'aspect éthique, bref, le versant philosophique de la vie. Et c'est là que nous, les philosophes, pouvons intervenir. »

Comment atteindre l'équilibre

D'où l'idée de prescrire Platon plutôt que du Prozac. « En fait, ma première idée, totalement et entièrement philosophique, c'est de ne pas concevoir tous les problèmes existentiels comme autant de maladies », résume le philothérapeute.

Question mécanique thérapeutique, le professeur dit utiliser une méthode appelée PEACE process, qui s'organise en cinq étapes : identifier le Problème, nommer les Émotions, Analyser les options, Contempler l'ensemble de la situation et atteindre l'Équilibre. C'est notamment grâce à ce processus qu'il a par exemple aidé Doug, un animateur de radio. Doug croyait que son problème existentiel principal découlait de son incapacité à rencontrer l'âme soeur en raison de son travail de nuit. Son émotion, la solitude, ne lui offrait que deux options : quitter son emploi ou demeurer seul. Marinoff l'a plutôt orienté vers des principes de la sagesse orientale, vers l'idée de se détacher du désir des êtres et des choses. Cette contemplation a ensuite permis à Doug de se détacher de son obsession pour l'amour à tout prix, de vivre en équilibre avec lui-même en attendant sagement que le miracle se produise...

« Je ne philosophe pas de manière simpliste, avertit toutefois le professeur. Oui, j'utilise le PEACE process, mais le dialogue engagé avec le patient sur l'éthique, le sens de la vie ou la cruauté du monde ne se résume pas à une simple formule. Disons que je lui propose une danse des idées, un échange de points de vue. Parfois, je suggère une lecture précise, quelques pages de Sartre ou de Nietzsche. Mais cette consigne découle du fait que les gens ont tendance à réinventer des fragments de positions philosophiques sans même en avoir conscience. Mon rôle est alors de les orienter vers ces sources, vers des pensées bien développées. »

II insiste sur la simple idée de dialoguer, dans la pure tradition socratique de la maïeutique, cet « accouchement des esprits » que Socrate prétendait pratiquer pour faire jaillir les idées et les vérités comme sa mère sage-femme faisait naître les poupons. « En parlant avec un philosophe, eh bien, vous avez un dialogue philosophique, dit-il, fier de sa formule. Celui-ci n'a pas à citer des textes ou des noms savants pour philosopher. »

Et la crédibilité?

Que certains s'offrent les services d'un philothérapeute pour débattre de leurs décisions et de leur manière de vivre, pourquoi pas? Mais qu'en est-il de ceux qui ont vraiment besoin d'aide pour régler leurs problèmes psychologiques? Et si un philosophe ne reconnaissait pas la véritable maladie psychiatrique d'un patient? Et s'il prescrivait du Heidegger à quelqu'un qui a besoin d'un suivi médical?

Interrogée sur le sujet, Rose-Marie Charest, présidente de l'Ordre des psychologues du Québec, dit qu'elle se pose effectivement des questions à propos de telles thérapies. « Des philosophes peuvent très bien aider les gens à réfléchir sur la vie ou leur vie, commente-t-elle. Par contre, j'ai des inquiétudes. Pour savoir si un client vit une crise existentielle ou s'il souffre d'une psychopathologie, il faut des compétences particulières en psychologie. Je suis aussi troublée par l'absence de réglementation autour du titre de thérapeute philosophique. »

Lou Marinoff connaît bien ces reproches et ne se laisse pas démonter. « Nous ne traitons pas de gens trop perturbés, répond-il. Nous n'essayons même pas de négocier avec les psychoses ou les maladies mentales. Ce que nous disons, par contre, c'est que de se sentir perdu ou mal dans sa peau n'est pas nécessairement une maladie. Pour se sentir pleinement humain, il faut multiplier les expériences, jongler avec les bons comme les mauvais côtés de la vie, faire des choix et accepter les changements. Les divorces, les changements de carrière ou les disputes entre les parents et les enfants ne sont pas des maladies mentales. Et il me semble toujours possible d'éclairer ces situations d'un point de vue philosophique. »


[1] Article paru dans la revue ELLE Québec de mai 2005

[2] Stéphane Baillargeon est journaliste au quotidien Le Devoir depuis 1992. Il couvre souvent l'actualité religieuse.