Cogitations 

 

François Brooks

2019-09-17

Essais personnels

 

Concevoir le Dieu de Moïse

SOMMAIRE

Réfléchir sur Dieu n'est pas facile

Dieu existe-t-il ?

Il suffit d'y penser

Le Dieu de Moïse : concept novateur

Un Dieu ineffable

Le Dieu universel

Réfléchir sur Dieu n'est pas facile

Être Dieu, c'est traverser intact le cortège des identifications.

André Moreau

Dieu est une sorte de machine mentale, héritée de nos ancêtres de si longue date que nous avons perdu l'intelligence de ses mécanismes. La machine est brisée, elle ne fonctionne plus. Nous n'avons plus la foi, comme si nous essayions de faire voler un Boeing 747 après 3 000 ans, quand nous aurons perdu les plans de conception et les procédures de vol. La machine a bien fonctionné pendant si longtemps que nous l'avons utilisée sans y penser jusqu'à ce qu'elle brise, et nous avons perdu les moyens de la réparer.

La foi conduit maintenant à des comportements si extrêmes, que la sagesse populaire nous pousse à éviter le sujet. Pour les croyants, les Écritures interdisent de nommer Dieu. On ne devrait donc pas en parler.

D'autre part, le rapport à Dieu implique la prière. D'aucuns se sentent ridicules à s'adresser à une entité invisible. Parler tout seul est le propre de la folie. Folie douce, folie intime inavouable, folie collective, fanatisme ; les croyants seraient-ils tous fous ?

Mais il n'y a aucune question que le philosophe refuse d'examiner. Dieu existe-t-il ? Et s'il existe, quelle forme prend-il ? Comment comprendre le Dieu de Moïse, forme la plus achevée de la divinité ? De tous les sujets de réflexion, Dieu comporte le plus grand risque de confusion. Essayons de penser l'existence de Dieu en tenant ferme la main de la raison.

Dieu existe-t-il ?

L'existence de Dieu n'est possible qu'à partir du moment où l'on arrive à Le conceptualiser. Pour celui qui vit à l'état sauvage, si jamais personne ne lui parle de Dieu, le concept restera hors de son champ de pensée. Et s'il n'y pense jamais, pour lui, Dieu n'existe pas. Mais il ne le saura pas, pas plus que le poisson ne sait si un désert de sécheresse existe ou non, puisque le désert est tout simplement hors de portée de la connaissance du poisson.

Il n'est pourtant pas athée. L'athée conçoit Dieu en tant que non-existant. Il sait que Dieu existe dans la pensée de ceux qui y croient ; mais il n'y croit tout simplement pas. Il pense que la foi est une chimère qui ne correspond pas à la réalité. Pour l'athée, vérité et réalité sont une seule et même chose. Pourtant, si Dieu réside dans la foi des croyants, n'admet-il pas déjà une certaine forme d'existence ?

Le nombre « -1 » représente l'absence d'une quantité ; le manque chiffré d'une unité. Mais pour concevoir le manque, il faut d'abord concevoir la plénitude. Lorsque l'on ne conçoit ni l'un ni l'autre, le nombre n'existe pas. Il faudrait être incapable de concevoir Son existence et Sa non-existence pour que Dieu sorte du champ de la conceptualisation.

Il ne s'agit pas non plus d'agnosticisme. Celui qui ne sait pas si Dieu existe ou non admet que l'entité pourrait aussi bien exister que ne pas exister. Comme pour le Chat de Schrödinger, il conçoit alors une case mentale où Dieu pourrait apparaître, même si, pour le moment, elle est habitée par le doute.

Dieu comporte donc quatre états possibles :

1. Existant

C'est-à-dire conceptualisé, peu importe la forme qu'on Lui donne.

2. Inexistant

C'est-à-dire le refus que Dieu correspondre à quelque forme de concept que ce soit. Seul non-Dieu existe.

3. Incertain

C'est-à-dire l'incapacité de reconnaître Dieu sous une forme quelconque.

4. Non conceptualisé

C'est-à-dire hors du champ de la pensée.
 

Il suffit d'y penser

Pour que Dieu existe, il suffit d'y penser. Tout ce à quoi l'on pense existe. La pensée fonde l'existence ; Descartes l'a montré par le Cogito. Dieu est un concept vieux comme le monde. On n'a même pas besoin d'y croire. À la minute où l'humain s'est interrogé sur quelque sujet que ce soit, il ouvrit la possibilité que le concept du divin surgisse.

Gilles Deleuze a défini le philosophe essentiellement comme quelqu'un qui crée des concepts[1] qui nous font avancer dans la compréhension et la solution des problèmes.

Dieu est un concept qui répond à un besoin : besoin de force, besoin d'absolu, besoin de réponses, besoin de confiance, besoin de sens dans la vie, etc. L'humain étant un être faible, limité, ignorant, pusillanime et absurde, il a besoin de quelque chose pour l'aider à sortir de la médiocrité. Si l'on a besoin de force, il n'y a qu'à penser à la force pour se renforcer. Les modèles affluent : héros, saints et surhommes nous inspirent. Rien de magique, ça marche ; la volonté se fortifie rien qu'en évoquant des symboles susceptibles de nous inspirer la force.

Remarquez que jusqu'ici, j'ai postulé le concept « Dieu » sans le définir. J'ai affirmé ni plus ni moins « Que Dieu soit ! » 34 fois depuis le début de cette réflexion, c'est-à-dire chaque fois que j'ai écrit le mot Dieu. Et à la fin du texte, vous l'aurez lu 87 fois. C'est le terme ici le plus souvent répété, et, comme pour la prière, à force de le répéter, il va prendre de la consistance, il va se préciser, donc, acquérir une certaine forme d'existence.

John L. Austin a montré que le langage est fondamentalement performatif. Dire, c'est faire ; l'énoncé seul suffit à l'existence de ce qui est énoncé. C'est comme pour le célébrant et la phrase « Je vous déclare mari et femme ! ». Avant qu'elle soit prononcée, le couple n'est pas marié. Immédiatement après, il se constitue une entité que l'on nomme époux. La déclaration a changé le statut des partenaires. Aucun doute, ils sont maintenant engagés. Les témoins ont entendu les mots magiques.

Mais, l'existence de Dieu, Être indéfinissable et immatériel, comporte une exigence particulière. Elle a besoin d'être réaffirmée continuellement par la prière. On ne prie que pour essayer de dissiper un doute qui revient sans cesse. À force de répéter les mêmes mots, il se constitue une certaine forme de réalité. D'où l'utilité de la prière pour ceux qui désirent raffermir leur foi. Et si possible, en groupe. Plus nombreux sont les témoins, plus effective est la déclaration. Rien n'a changé ; il n'y a eu que des mots. Et pourtant, tout a changé ; les mots imposent un sens à l'existence. C'est magique et opérationnel. Le langage est une forme d'abracadabra omniprésente. Les mots régissent nos vies.

Résumons :

1. Tout ce que je perçois existe.
Je pense à la table parce que je la perçois. La table existe donc.

2. Les choses matérielles existent puisque nos sens en informent notre pensée.

3. Mais il n'y a pas que le monde extérieur que je perçois ; je perçois aussi le monde imaginaire qui m'habite. Je perçois mes pensées.

4. Les pensées sont des concepts qui se formulent spontanément dans nos cerveaux, ou qui se transmettent d'un cerveau à l'autre par la communication.

5. Dieu est un concept auquel il suffit de penser pour qu'Il existe. Ce concept a plus ou moins d'importance d'une personne à l'autre.

6. Plus souvent le concept est formulé, plus il acquiert de l'importance. La prière rituelle augmente la consistance du concept « Dieu ».

7. Dieu peut prendre de nombreuses formes, mais Il est inexistant pour celui ou celle qui n'en a jamais entendu parler, ou qui n'a jamais pensé à transcender son existence.

Mais qu'en est-il du Dieu de Moïse ? Aurait-il conceptualisé une forme originale de l'idée de Dieu ?

Le Dieu de Moïse : concept novateur

Tel que Moïse le conçoit dans la Torah, Dieu est si grand, que nul ne peut en parler sans se tromper vainement. Si chacun pouvait parler du Dieu de Moïse — si chacun pouvait le nommer — ce serait en confisquer l'usage, usurper. En effet, le Dieu de Moïse est si grand, si puissant, si absolu, qu'en y pensant, on ne peut en concevoir qu'une infime partie, donc, se méprendre, donc Le trahir.

Moïse n'a pas inventé le concept de Dieu, loin de là. Mais sa façon de le concevoir fut si grandiose qu'elle engloba toute conceptualisation antérieure, et permit un développement historique sans précédent. Il a d'abord confisqué le concept ; il se l'est approprié pour le mettre à la disposition de son peuple. On dira que n'importe quel chef de nation fait pareil. Évidemment. Mais le Dieu de Moïse comporte une particularité étonnante et novatrice. Il est Unique.

Avec Moïse, non seulement Dieu créé l'Univers et tout ce qu'il contient, mais c'est le même Dieu qui règne sur Son peuple aussi bien que sur tous les autres peuples. Ce Dieu unique régit tout, y compris les agissements des ennemis. Il agira même contre les Hébreux en durcissant le coeur de Pharaon.

Le Dieu de Moïse impose l'obéissance au Peuple choisi, mais en cas de désobéissance, Il utilisera la main de l'ennemi pour châtier Son propre peuple. Ce n'est pas un Dieu « propriétaire » qui n'appartient qu'à un seul peuple, et le renforce comme Osiris pour les Égyptiens ou Zeus chez les Anciens Grecs. Il règne sans partage ; les autres Dieux ne comptent pour rien. Le Dieu de Moïse ne lutte pas contre le Dieu des autres peuples. Il régit absolument tout, y compris les affaires des peuples ennemis. Ce Dieu unique et exclusif au monde entier est d'ailleurs troublant puisqu'Il se servira des autres peuples pour châtier les Hébreux en cas de désobéissance à Ses lois [2].

Un Dieu ineffable

Moïse conceptualisa la forme la plus universelle qui soit de Dieu ; sorte de première mondialisation à une époque où chaque nation était propriétaire d'un territoire au-dessus duquel régnaient un Dieu national ou plusieurs divinités. Il le désigne alors par un mot de quatre lettres : י ה ו ה le tétragramme « YHWH » (Yahvé), souvent traduit par « L'Éternel », et couramment désigné sans le nommer par Hachem (littéralement, Le Nom). Il est certainement aussi un Dieu national puisque l'usage qu'en fera le chef servira à établir les règlements d'administration publique, la morale intérieure et la conquête militaire de Canaan, la Terre promise. Mais Moïse fit encore davantage en élevant son Dieu au-dessus de toute structure divine connue.

Moïse était un chef de nation qui devait imposer la crédibilité. Le Dieu des Juifs devait non seulement être supérieur à tous les autres, mais Sa nature devait être telle qu'Il les absorbe tous. Il formula alors le concept d'un Dieu universel si ineffable qu'il est interdit de le nommer. En effet, comment pourrions-nous exprimer véritablement une grandeur absolue avec un simple mot ? Mais pourquoi donc ? Pourquoi interdire même de prononcer le nom de Dieu ?

Chacun connaît le jeu du téléphone arabe. Après chaque transmission, le message se déforme de telle sorte qu'au bout de la chaîne, il parvient dénaturé. Moïse savait bien que si tout un chacun se mettait à parler de Dieu, on se retrouverait vite en situation de Tour de Babel. Tout philosophe élaborant un nouveau concept se trouve vite trahi dès que la populace reprend son idée et l'interprète à toutes les sauces. Qui ne connaît pas de blasphémateur bigot si obsédé par la petite idée qu'il se fait de Dieu, qu'il affirme à tout propos : « Dieu a voulu ceci ; Dieu a fait cela ! », comme s'il pouvait convoquer une puissance infinie chaque fois pour déchiffrer sa petite personne ? Moïse se devait pour ainsi dire de verrouiller le sens de son concept de Dieu dès le départ. On comprend alors le bien fondé des immenses précautions autour du Nom de Dieu, qui passeraient autrement pour des rituels religieux compulsifs obsessionnels et insensés.

La pérennité de la nation et la conquête nécessitaient l'unité du peuple autour d'un concept rassembleur inaltérable. En termes d'aujourd'hui, il s'agissait de canaliser tous les efforts dans le même sens. La moindre dispersion d'énergie constituerait une trahison puisqu'elle affaiblirait les chances de survie de la nation. Et l'idée de Moïse fut un véritable succès puisque le peuple hébreu subsiste encore aujourd'hui. L'hébraïsme est la seule religion de l'Antiquité toujours vivante, et qui rassemble encore la descendance d'un même peuple sous les mêmes lois édictées dans la Torah.

Il importait alors de confisquer le concept du divin au seul bénéfice du peuple hébreu tout entier, et à l'usage exclusif du chef et des prêtres-administrateurs.

Dans notre société pluraliste actuelle, on comprend mal le 2e commandement interdisant de prononcer en vain le nom de Dieu. Personne ne s'indigne plus d'entendre le juron « Nom de Dieu ». Mais lorsque les conditions d'existence d'un peuple sont si précaires, qu'il n'a plus aucun territoire auquel il peut se rattacher, et qu'il erre dans le désert pendant quarante ans à la recherche d'un lieu où s'installer, il faut trouver le moyen de s'assurer l'unité nationale inébranlable, propre à éliminer la moindre dispersion d'énergie. Il faut concevoir un Dieu d'une grandeur telle que le peuple entier ait envie d'y croire. En sacralisant un seul mot — le Nom de Dieu — Moïse a trouvé dans le langage le moyen de rallier la communauté entière. Le fondement ultime du ralliement devait être l'objet du plus grand respect. C'était une question de vie ou de mort pour le peuple entier.

Moïse élabora ainsi le concept d'une divinité qui surpasse tout ce qui avait été pensé antérieurement. Encore aujourd'hui, après plusieurs millénaires, on ne peut penser à aucune forme de concept de Dieu qui soit supérieure au Dieu ineffable de Moïse. En termes laïques, nous sommes forcés de le reconnaître comme un philosophe génial. Et l'on peut alors comprendre qu'en terme religieux, on puisse affirmer que Moïse fut inspiré directement de Dieu.

Le Dieu universel

Le Dieu conceptualisé par Moïse fut un succès puisqu'il réussit la conquête de Canaan. Il fut aussi un succès mondial puisqu'il donna naissance au christianisme et à l'islam, mais aussi à une myriade de religions secondaires, dont une multitude de sectes issues des grandes religions. À part le bouddhisme et le taoïsme, à peu près toutes les religions conçoivent Dieu comme un Être suprême régissant toutes les nations.

Si chaque religion pensait jadis que sa conception de Dieu était la seule véritable, nous avons collectivement évolué depuis le Bab (Sayyid Ali Muhammad Sirazi (1819-1850)) pour entériner le principe mosaïque du Dieu unique et universel. Même les religions autochtones et l'idéologie écologiste pensent la nature et les forces globales régissant le monde, comme une immanence universelle unifiée dans un principe central. Et même les scientifiques pensent que l'univers est régi par une forme de globalité générale unissant les lois de la nature, la physique et les mathématiques. Et actuellement, les poussées internationales en faveur de la mondialisation ne sont que le prolongement logique d'une pensée conceptualisant Dieu comme Unique et Universel.

On ne peut évidemment pas prêter à Moïse une vision à si grande portée dès l'origine. La lecture de la Torah montre qu'il se concentrait sur les besoins du peuple hébreu. Mais son concept de Dieu eut une portée si grande qu'elle influence encore aujourd'hui le genre humain dans sa totalité.

Il importe peu que l'on croie ou non au Dieu de Moïse puisque le concept est opérationnel. Les artifices spectaculaires du récit, destinés à emporter l'adhésion des sceptiques, deviennent même secondaires. Si le soleil se lève chaque matin, il est superflu d'y croire. Le principe du concept fonde les croyances de la pensée occidentale et moyen-orientale, et en ce sens, on peut dire que le projet mosaïque de la multiplication de la descendance dans la multitude est une réussite. Ceux qui croient en un Dieu absolu, un Être tel que l'on ne puisse en imaginer aucun de supérieur, croient nécessairement au Dieu conceptualisé par Moïse.

[1] Créer un concept, c'est élaborer une manière originale de penser une situation. On désigne toujours le concept en le nommant. Par exemple, l'Idée chez Platon, la monade pour Leibniz et l'immatérialisme chez Berkeley sont des concepts.

[2] Voir les menaces de malédictions au Deutéronome Ch. 28 ; 15-69.

Philo5
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