Cogitations 

 

François Brooks

2018-11-28

Essais personnels

 

Dernière mutation de l'humain :
la jouissance éternelle

SOMMAIRE

De la raison à l'émotion

Nouveau despote : l'écran

Mes meilleurs amis : Facebook, YouTube et Google

Homo voluptas

De la raison à l'émotion

[1]    Il me semble que, si le despotisme venait à s'établir chez les nations démocratiques de nos jours, il aurait d'autres caractères : il serait plus étendu et plus doux, et il dégraderait les hommes sans les tourmenter. [...]
     Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils emplissent leur âme.

Tocqueville, De la démocratie en Amérique II, 1840

Les gens de ma génération ont été éduqués à réfléchir et raisonner. Entend-on aujourd'hui un parent ou un enseignant invectiver : « Sers-toi de ta tête ! » ? Non ! Ce serait heurter les sentiments de l'enfant-roi et se mettre à dos l'élève-client. Et puis, n'a-t-on pas montré que tout raisonnement se justifie ? Zénon d'Élée a prouvé rationnellement que le mouvement est impossible. Peut-on faire confiance à une faculté qui justifie une telle absurdité contre ses propres principes ?

La raison a donc perdu ses lettres de noblesse ; elle est désormais désuète. Mais l'émotion est fiable. On a toujours raison face à ses émotions. Descartes à la casse ! Exprimez-vous ! On ne veut pas savoir ce que vous pensez, mais ce qui vous émeut. « Que ressentez-vous ? »

Les mille tentatives du XXe siècle pour contrôler la pensée du peuple se sont avérées infructueuses, et souvent catastrophiques. Mais d'immenses progrès ont émergé dans le domaine du contrôle social. Personne ne peut dicter ma manière de penser ; je garde une farouche emprise sur celle-ci, mais tous peuvent m'affecter. Il fallait y penser !

Déjà, Machiavel observait en réponse à la question : « vaut-il mieux que le souverain soit aimé ou craint ? », qu'il n'avait aucun pouvoir sur l'affection de ses sujets, mais pouvait facilement inspirer la crainte. Avec Dale Carnegie, nous avons fait un pas de plus : nous savons maintenant attiser l'affection. Celle-ci n'étant jamais qu'une forme d'amour narcissique, une nouvelle barrière tombait avec le bris du tabou de l'amour de soi.

Il ne restait qu'à trouver le moyen de la capturer et de l'orienter. Ainsi, bien que les autorités — qu'elles soient politiques ou marchandes — ne peuvent nous inciter à raisonner, elles peuvent grandement nous affecter en sollicitant nos sentiments.

Nouveau despote : l'écran

Depuis Henri Laborit, une nouvelle définition de l'humain s'est imposée graduellement : l'homme est un être essentiellement tourné vers la gratification personnelle. Nous le savions déjà, mais certains persistaient à croire que nous étions des êtres rationnels ou même encore dotés de noblesse. Le tabou du narcissisme se fractura graduellement. Désormais, il fut admis qu'il était bien de s'aimer soi-même.

Les vingt dernières années ont vu apparaître une machine qui, non seulement épargne de penser, mais captive prodigieusement. Elle n'appelle que l'expression des émotions. Elle est partout, on l'utilise à tout moment ; pour le meilleur et pour le pire, elle envahit notre quotidien. C'est l'écran.

Cinéma, télévision, ordinateur, tablette et cellulaire, l'usage des médias et la manière dont on les alimente opèrent actuellement la mutation humaine la plus fantastique de l'histoire. Et elle s'accélère. Les jeunes générations ont gagné des aptitudes cérébrales de vitesse et d'automatismes, mais elles ont perdu la maîtrise de soi et le raisonnement.[2] L'écran induit une boulimie de dopamine équivalente à la drogue dure.

Mes meilleurs amis : Facebook, YouTube et Google

Chaque affichage sur Facebook induit une émotion. Pourquoi ? Parce que celui-ci vient d'un ami. L'ami nous affecte. Une fois notre attention bien captivée, on la détourne alors sur des produits ciblés : c'est-à-dire des produits dont on sait qu'il existe une chance statistique élevée de nous intéresser. Le procédé est tellement bien huilé : j'ai observé récemment que les publicités insérées à travers les affichages de mes amis Facebook sont parfois plus intéressantes. Elles tiennent compte de mes intérêts alors que mes amis répètent souvent les mêmes choses sans se soucier de moi. La publicité est maintenant un meilleur ami : elle tient compte de mes goûts. Chaque clic est un vote pris en compte. Si le cinéma, la télévision et la radio m'ordonnent de me taire, le monde du WEB m'invite au contraire à exister. Il me demande à tout propos de m'exprimer alors que les désaveux de certains amis ressemblent souvent à des injonctions à me taire.

Aussitôt le visionnement terminé, YouTube me demande de l'évaluer et me propose vingt autres vidéos parmi lesquels un assortiment conforme au domaine que je viens de visionner, et d'autres encore, répondant curieusement à mes intérêts des jours, des semaines, et même des mois précédents.

La recherche Google me revient aussi avec une pertinence étonnante où le détournement publicitaire prend toujours plus d'importance et de pertinence, si bien que les détours qui me captivent grugent de nombreuses minutes passées agréablement avant que je revienne à la raison initiale de ma recherche.

Même Amazon s'est transformé en vendeur amical, toujours attentif à mes désirs et me reconnaissant joyeusement à chacune de mes visites. Il garde en mémoire mes goûts et me propose gentiment des articles appropriés comme jadis les bons vendeurs savaient le faire. Il ne m'importune jamais ; jamais il ne m'envoie de pourriel. Il attend que je me manifeste librement. Aucun vendeur des magasins n'est aujourd'hui aussi près de mes désirs.

Homo voluptas

Elon Musk a montré que l'intelligence artificielle a maintenant surpassé l'humain dans tous les domaines du raisonnement. Tous les champions d'échecs, de go ou de n'importe quel jeu ont maintenant été battus. L'IA est aujourd'hui si puissante qu'elle n'a qu'à s'instruire des règles d'un jeu pour devenir instantanément experte imbattable. Que reste-t-il à l'humain sinon les émotions ?

Au contraire de bien des catastrophistes, cette situation ne m'inquiète pas outre mesure. Ce n'est pas la première fois que mes hautes prétentions sur la valeur de l'humain sont déboutées. Ni Dieu, ni homme, ni animal intelligent, l'humain n'est désormais qu'un être émotionnel qui, comme le rat en cage finira par mourir à force d'actionner le levier qui déclenche la stimulation de la zone cérébrale du plaisir. Ni homo deus, ni homo sapiens, mais homo voluptas.

L'humanité vient de passer un autre cap d'évolution. Après la mort de Dieu constatée par Nietzsche, Michel Foucault annonçait la mort de l'homme. Mais on ne savait pas trop ce qu'il entendait par là. Sans doute la mort de ce qu'on considérait à son époque comme l'homo sapiens, l'homme qui sait qu'il sait, conscient d'exister, capable de raisonner ; là était jadis sa plus grande noblesse. J'entrevois maintenant la mort de l'homme qui pense ; l'homme qui questionne et réfléchit agonise. Peut-être la philosophie tire-t-elle à sa fin. Peut-être n'était-elle qu'une phase dans l'évolution culturelle.

Évidemment, la jouissance proposée n'est pas celle des années '68 où l'on revendiquait de jouir sans entraves. La machine médiatique qui pilote nos jouissances est très « morale » ; elle respecte les lois et renforce la concorde. C'est sans doute pourquoi elle est si puissante et incontournable. On ne veut pas lutter contre une machine qui nous épargne la pénible tâche de penser et nous propose la jouissance licite éternelle.

[1] Benjamin Bourque (collectif), Tout savoir en 5 minutes, Les Éditions du Journal © 2018, p. 146.

[2] Ibid.

Philo5
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