Cogitations 

 

François Brooks

2017-06-20

Essais personnels

 

Êtes-vous objectif ?

 

L'idiotisme consiste dans l'excès d'objectivité, quand notre cerveau devient trop passif ; et la folie proprement dite dans l'excès de subjectivité, d'après l'activité démesurée de cet appareil. Mais le degré moyen, qui constitue la raison, suit lui-même les variations régulières qu'éprouve toute l'existence humaine.

Auguste Comte, Catéchisme positiviste, 1852.

Vous reproche-t-on de ne pas être objectif ? Comment l'être ? Husserl propose une méthode « scientifique » : la phénoménologie. En bref, celle-ci consiste à tout considérer comme des phénomènes. Le phénomène est le couple sujet-objet (noèse-noème) considéré comme indissociable. Qu'est-ce à dire ?

Par exemple :  je regarde un arbre. Le sujet, c'est moi ; l'objet est l'arbre. Le phénoménologue considère que ce phénomène d'observation est unique parce que je suis une personne dotée d'une identité particulière : âge, sexe, race, histoire, etc. Personne ne peut voir l'arbre exactement de la même façon que je le vois ; je suis donc subjectif. Husserl propose d'examiner tous les paramètres constituant ma subjectivité pour comprendre le phénomène. Si un écureuil regardait le même arbre, nous assisterions à un phénomène tout autre. Si je suis menuisier, l'arbre constitue un éventuel matériau de construction ; j'estimerai sa taille, l'essence du bois, la qualité du tronc, etc. Le couple écureuil-arbre constitue un phénomène tout différent. Le rongeur y cherchera des glands, un orifice pour s'y loger ou un refuge pour échapper au chien qui le traque.

L'étude des phénomènes porte à devenir objectif. Le phénoménologue tient compte des particularités de chaque sujet, et peut ainsi comprendre la subjectivité.

Mais Husserl lui-même n'est-il pas subjectif ? Puisque l'homme est aussi un sujet particulier (âge, sexe, race, histoire, etc.) comment pourrait-il déclarer : « Je suis objectif ! » ? D'ailleurs, qui pourrait l'être ? Notre philosophe, bien conscient de l'embûche, propose un outil pour y arriver : l'épochè, c'est-à-dire la suspension de tout jugement qu'il nomme réduction phénoménologique.

Comment est-ce possible ? Comment pourrais-je suspendre tout jugement pour atteindre la conscience pure ? Comment faire abstraction de mon expérience personnelle pour juger des phénomènes ? De toute évidence, Husserl demande l'impossible, et pourtant, il a engagé sa vie entière à essayer de faire comprendre sa vision... subjective. Peut-être y a-t-il moyen de contourner l'impasse — le mensonge fondateur — en gardant à l'esprit qu'il est justement impossible d'y arriver, et en s'acharnant à prendre conscience de toutes les subjectivités qui sans cesse polluent notre jugement et empêchent la conscience de parvenir à la pure observation des phénomènes. C'est pourquoi la science s'est tant intéressée à la phénoménologie.

La science propose une approche universelle qui consiste à quantifier les phénomènes. Pour la science, la réduction phénoménologique consiste à réduire le monde à un immense chiffrier. Et comme les mathématiques ont pris dans l'instruction publique une importance capitale, on finit par penser que l'attitude scientifique est véritablement objective. Mais pour l'honnête phénoménologue, pour scientifique qu'il soit, il n'en a pas moins conscience que la vision mathématique est aussi une vision subjective, puisqu'elle ne tient compte que de cette seule perspective de l'objet. Et comme la communauté scientifique entière adhère à la vision mathémathique, on la dit « objective ».

Mais en y regardant de plus près on réalise bientôt que la phénoménologie nous enferme dans une cascade de poupées russes de phénomènes. Au bout du compte, tout comme pour le principe du premier moteur immobile d'Aristote, on aboutit à une sorte de Dieu, pur esprit observateur où le phénomène peut être perçu en toute objectivité. Alors, si on vous reproche de ne pas être objectif, on vous reproche tout simplement de ne pas être Dieu. Il n'y a rien là de quoi s'insulter.

Philo5
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