Cogitations 

 

François Brooks

170227

Essais personnels

 

Tyrannie de l'histoire

 

[1]      Le danger d'échanger la nécessaire insécurité, où se tient la pensée philosophique, pour l'explication totale que propose une idéologie et sa vision du monde [...est] d'échanger la liberté inhérente à la faculté humaine de penser pour la camisole de la logique, avec laquelle l'homme peut se contraindre lui-même presque aussi violemment qu'il est contraint par une force extérieure.

Hannah Arendt, Le système totalitaire, 1951.

Les jugements a posteriori ont peu de valeur rationnelle. En droit, il est bien connu qu'une loi ne peut être appliquée rétroactivement. En effet, comment pourrions-nous condamner quelqu'un pour une action permise au moment où elle a été effectuée ? Mais les lois changent avec le temps et nous jugeons souvent le passé avec les valeurs et le droit de notre époque. En histoire, c'est l'erreur la plus courante, et même d'illustres philosophes s'y laissent prendre lorsqu'ils s'érigent en moralistes a posteriori. Évidement, après être mis au courant des faits, on peut regretter les conséquences, mais puisque personne ne connait l'avenir, comment pourrait-on blâmer chacun des acteurs qui a servi de courroie de transmission vers une catastrophe que personne ne pouvait prédire avec certitude ? En autopsiant l'histoire, on peut comprendre les mécanismes qui l'ont produite, mais on ne peut juger de l'intention des acteurs puisque c'est suite aux expériences regrettables que l'on établit les garde-fous qui nous empêcheront de les reproduire.

Du point de vue métaphysique, on peut dire avec Aristote que la première cause, le premier moteur immobile — Dieu — est le seul responsable puisque s'Il n'avait pas créé le monde, rien de regrettable ne serait arrivé. Et comme l'Être suprême connait l'avenir, c'est donc Dieu qui a voulu la Shoah. Ainsi, on peut s'enliser dans l'absurde indéfiniment avec un raisonnement irréprochable.

Mais une question me chicote. Pourquoi refaire sans cesse le procès du régime Nazi en accusant les courroies de transmission ? Cherche-t-on à déculpabiliser Hitler ? Faut-il diluer sa responsabilité ? Évidemment, si le führer était seul responsable, son suicide empêcherait toute compensation. En déterrant la moindre collaboration des acteurs du régime de l'époque, on peut poursuivre en justice et obtenir des fortunes en compensations.

Bientôt, avec Dieudonné, les descendants des « nègres » esclaves entreront dans la danse, les autochtones de tout pays, les femmes, et ainsi de suite. La revendication victimaire n'a pas de fin ; la tyrannie de l'histoire s'annonce.

La mémoire historique de plus en plus détaillée que permet le développement des supports mémoriels (enregistrements, livres, Bigdata, etc.) permet désormais de reconstituer tous les méandres de l'histoire. Ceci amène une nouvelle forme de tyrannie : à mesure que nous réalisons comment tout est interrelié, la paralysie nous envahit. En effet, comment pourrions-nous agir librement avec naïveté et désinvolture quand on sait que chacun de nos gestes et paroles pourrait être plus tard interprété contre nous suite à une catastrophe à venir ?

La mémoire qui nous permet aujourd'hui de revivre avec joie nos plus intimes moments deviendra-t-elle un jour notre plus cruel despote ? De tout temps, les dirigeants se sont entendus pour tourner la page en proclamant l'amnistie. Devra-t-on se laisser ronger pour des générations par une culpabilité que seuls nos aïeux auraient dû affronter ? Il est mort maintenant, il a payé, disait Pierrepoint, il mérite un cercueil. Sinon, comment les générations à venir pourront-elles vivre en toute sérénité ?

[1] Reportage de la chaîne de télévision Russia Today © 2014.

Philo5
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