Cogitations 

 

François Brooks

130908

Essais personnels

 

Méthode Brenifier

 


 [1]

Tant que l'on n'aura pas diffusé très largement à travers les hommes de cette planète la façon dont fonctionne leur cerveau, la façon dont ils l'utilisent, tant qu'on n'aura pas dit que, jusqu'ici, ça a toujours été pour dominer l'autre, il y a peu de chances qu'il y ait quelque chose qui change.

Henri Laborit, Mon oncle d'Amérique, Film d'Alain Resnais © 1980

Observons d'abord la méthode en action.


L'ironie Socratique 1
L'ironie Socratique 2
L'ironie Socratique 3
L'ironie Socratique 4
L'ironie Socratique 5

Établir la dominance sur l'auditoire

La méthode Brenifier consiste à appliquer quelques règles strictes, sans quoi le jeu philosophique s'effondre. Essayons de voir comment elle fonctionne dans l'optique de la citation d'Henri Laborit énoncée plus haut.

— Lancer un jeu de réflexion pour captiver l'attention.

— Inviter à prendre la parole en levant la main. Attendre un moment pour que les indécis s'engagent. Demander de garder la main levée pour que l'engagement soit ferme et se donner le temps de choisir la « proie ».

— Si quelqu'un manifeste de l'empressement ou émet un commentaire, centrer immédiatement l'attention sur cet écart.
« Pourquoi êtes-vous pressé ? En avez-vous l'habitude ? Etc. » (Sur le ton badin, va sans dire.)

— Choisir celui, ou celle, qui a la permission (le privilège) de s'exprimer et concentrer toute l'attention sur sa parole.

— Aussitôt l'esprit de l'auditoire captivé par le sujet proposé, décentrer le foyer de l'attention sur une contradiction que le participant ne va pas manquer d'exprimer. « Qu'on me donne six lignes écrites de la main du plus honnête homme, j'y trouverai de quoi le faire pendre » disait Richelieu ; Brenifier le fait à moindre coût. La contradiction peut-être verbale, mais elle peut aussi être décelée entre la parole et la posture corporelle, l'expression du visage, le geste, etc.

— Interdire les messes basses. Prendre à partie ceux qui s'y livrent. L'inconfort du phare de l'attention dirigé crûment sur ces délinquants sert d'avertissement efficace pour les autres.

— Refuser systématiquement les requêtes de nuances. Exiger un jugement tranché. Noir ou blanc. Le compromis n'a aucune place puisque l'absence de prise de position anéantit le jeu.

— S'adresser à la « proie » comme à un enfant et prendre l'auditoire comme observateurs adultes. (Avec humour, bien entendu.) Le phare de l'attention ainsi braqué sur elle, sa faculté de penser s'en trouve paralysée. On ne pense que ce que l'on observe. Peut-on s'observer soi-même devant un public qui nous éblouit du regard ? Ainsi obnubilée, utiliser une logique à la Zénon d'Élée pour lui faire admettre des évidences d'une rationalité incontournable. Le « piégé » consentira à tout pour que l'attention se focalise ailleurs et sortir de l'inconfort.

— N'autoriser que de courtes formulations. Une question de plus de dix mots est irrecevable. Une prise de position tranchée est requise. La nuance est signe de lâcheté.

— Mots interdits : peut-être, à peu près, ça dépend, oui mais, si, un peu, plutôt.
Traquer le conditionnel et l'euphémisme. Interdire les généralités ; les dénoncer comme refuge des pleutres de la pensée.
Ex. : Roméo dit : « Juliette, veux-tu m'épouser ? » Que penser d'une Juliette qui répondrait : « Ça dépend... » ? L'exemple fera rire puisque l'on préfère s'amuser de l'incongruité plutôt que d'analyser sérieusement le déplacement de contexte. Ce faisant, Brenifier présente l'exercice philosophique comme un engagement absolu... qui n'engage à rien.

— En appeler au courage de l'expérience philosophique temporaire : « Avec un peu de chance, c'est la dernière fois que vous me voyez de toute votre vie ; je serai dans l'avion demain. Tout ce que je vous demande, c'est de vous prêter au jeu pour une heure. Quel risque courrez-vous ? Impliquez-vous, juste pour voir si vous pourriez en tirer quelque bénéfice. »

— Dédramatiser et lubrifier abondamment avec humour et ironie ; afficher l'air bon père de famille, compréhensif et indulgent, devant ces basses « humaineries » enfantines « que nous faisons tous ».

Que penser de cette pratique ?

Les humoristes nous ont habitués à ce genre de spectacle. Ils aiment se payer gentiment notre tête en nous faisant monter sur scène pour quelques minutes. Mais, présenté comme consultation philosophique de groupe, au sortir, on se sent déstabilisé. Ni magicien ni bouffon, Brenifier fait apparaître à nos yeux effrayés le bric-à-brac de nos paroles et les contradictions qu'elles véhiculent à notre insu. Il prend le contrôle de l'auditoire en choisissant au hasard les têtes à claques volontaires, témoins privilégiés enhardis subitement par le sentiment d'être, pour un instant, le centre d'intérêt qui accepte volontiers (ou non) de se prêter au dévoilement de nos incohérences. La salle rit, mais elle rit jaune. On a pitié de celui qui s'est laissé prendre au piège à si bon marché, mais on le méprise aussi puisqu'on se félicite de ne pas être sur la sellette. C'est qu'ici, l'exercice est sérieux. Le philosophe veut nous faire voir la dissension entre notre pensée et la parole qu'elle exprime en l'éclairant de la perception publique.

Sous la lentille Laborit, on se doute que Brenifier se flatte d'avoir dominé la salle, d'autant plus que celle-ci est souvent remplie d'éminentes personnes : membres du corps professoral, gestionnaires, etc. De son côté, l'auditoire se flatte de ne pas s'être laissé prendre s'il s'est cantonné au rôle d'adulte observateur. Quant aux proies « volontaires », elles se flattent d'avoir attiré l'attention de l'auditoire pour un moment. Chacun sort gagnant, diverti ou médusé. Rien à redire. D'autant plus qu'on pense avoir vécu un peu de l'ironie maïeutique que Socrate inspirait aux quidams.

Mais cette pratique est-elle vraiment philosophique ? Interdire la nuance, refuser le doute et établir sa dominance sur l'auditoire me semble plutôt anti-penser par soi-même. Brenifier est-il le digne fils de Socrate ? Le philosophe voit la philosophie partout, certes, mais le brasse-camarade verbal qui consiste à montrer que notre parole peut être prise à partie à tout moment aide-t-il le quidam à l'éveil philosophique ? Dans quelle mesure peut-il véritablement se réconcilier avec une parole qui le rend traître à sa propre pensée puisque, loin d'être un rhétoricien chevronné, il constate le piètre parleur qui l'habite et réalise qu'il ferait mieux de se taire que d'entrer dans l'arène où les mots sont des armes publiques qui se retournent à tout moment contre lui à son insu.

Appliquée aux enfants, la méthode produit sans doute une stimulation qui permet au jeune esprit de découvrir les contradictions auxquelles l'usage de la parole l'expose. Mais appliquée à l'adulte mature, formé, plus rigide, ne risque-t-elle pas de l'effrayer inutilement ? On peut imposer sans risque au corps qui possède encore la souplesse juvénile des exercices qui blesseraient l'adulte. Brenifier vous dira que celui qui se laisse blesser de mots leur donne un pouvoir bien dérisoire, mais, si les mots sont si inoffensifs, pourquoi travailler à en rétablir la cohérence ?

Notre philosophe offre un point de départ utile à ceux qui ont besoin d'un coup de pouce pour stimuler leur penser par soi-même et qui n'ont pas encore l'ego trop sensible. Il propose un outil de plus dans le coffre philosophique du consultant : l'examen de notre parole sous la logique binaire incontournable que nous ne cessons d'enfreindre, adouci par la joyeuse bonhomie de la candeur enfantine.

[1] Bill Watterson, Calvin et Hobbes 19 - Que de misère humaine !, Éditions Hors Collection © 2000, p. 25.

Philo5
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